Retour à l'accueil
23 février 1834 - Numéro 60
 
 

 



 
 
    
TRIBUNAUX.
POLICE CORRECTIONNELLE DE PARIS.

L’agent du département des mœurs.

Deux jeunes et jolies personnes cheminaient gaîment, [6.2]bras dessus, bras dessous, le long des boulevards. Elles s’arrêtaient de temps en temps devant une boutique de modes, un magasin de nouveautés, un étalage de gravures, souriaient, causaient, critiquaient, et continuaient joyeusement leur route sans se douter le moins du monde qu’elles passaient pour suspectes. Cependant un gros et petit homme les suivait depuis long-temps ; l’une d’elles s’en aperçoit, en avertit sa compagne, et toutes deux de doubler le pas. Le petit homme les suivait toujours. Ces pauvres enfans ne riaient plus, ne causaient plus, et toutes deux avaient un vague sentiment de peur.

On arrive enfin devant un poste. Là le petit homme les interpelle brusquement et les engage à entrer au poste. Elles entrent. Le petit homme leur demande alors, le plus gravement possible : « Mesdemoiselles je vous y prends ; il y a long-temps que je vous guette, mais il n’y a plus à reculer. Ah ! çà, voyons, êtes-vous en cartes ou êtes-vous en chambres ? » C’était comme s’il eût parlé grec ou latin. Elles tremblaient de tous leurs membres. L’une d’elles, cependant, répondit au petit homme, en fondant en larmes : « Monsieur, je suis chez mes parens, qui demeurent au Marais. – Et moi, répond l’autre, enhardie par la présence d’esprit de sa compagne, je suis la bonne des parens de mademoiselle ; nous étions sorties ensemble pour une commission. – Ça suffit, répond le petit homme, à présent vous pouvez sortir. » Elles ne se le firent pas dire deux fois.

Comme elles sortaient, entre un monsieur qui demande au petit homme ce qu’il fait au poste avec ces deux jeunes personnes. « Je suis du département des mœurs, reprit le petit homme, et vous, monsieur, êtes-vous pour les mœurs ? – Je suis commissaire de police, répond le nouvel interlocuteur. – Sur ce, monsieur, je vous dirai que je viens de prendre le nom et l’adresse de ces deux dames. Mon affaire est faite, et j’ai l’honneur de vous saluer, ajoute le petit homme… Et il se retire.

Or, le petit homme mystérieux était tout simplement le sieur Braillard, ancien agent de police, qui s’était permis, sans aucune qualité, de faire arbitrairement arrêter ces deux jeunes personnes sur le compte desquelles sa trop grande susceptibilité morale lui avait fait porter un jugement téméraire : sentant sa faute, il avait pris auprès de M. le commissaire de police un titre qui ne lui appartenait pas. Une plainte fut portée d’abord par les parens de ces jeunes personnes, qui eurent ensuite la générosité de se désister.

A raison de ces faits, une ordonnance de la chambre du conseil a renvoyé Braillard aujourd’hui devant le tribunal de police correctionnelle. Il convient de tout, et se charge de sa propre défense, qu’il expose en ces termes : « Voyant ces jeunes demoiselles rire et causer ainsi sur la voie publique, j’y reconnus un caractère suspect, et, croyant agir dans l’intérêt des mœurs, je me suis permis de les suivre long-temps et de les faire arrêter : je n’ai pas plutôt reconnu mon erreur, que j’en ai été bien repentant, et les ai remises sur le champ en liberté. »

M. le président : Mais quel titre aviez-vous d’abord pour les arrêter ?

Braillard : Aucun, M. le président ; mais ayant été employé long-temps aux mœurs, et destitué arbitrairement, je voulais chercher à rentrer en place au moyen d’un acte de morale de moi-même et totalement désintéressé.

[7.1]M. l’avocat du roi, en flétrissant justement cette conduite, appelle sur le prévenu toute la sévérité du tribunal, qui l’a condamné à trois mois de prison.

(Gazette des Tribunaux.)

 

 

Contrat Creative Commons

LODEL : Logiciel d'édition électronique