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23 février 1834 - Numéro 60
 
 

 



 
 
    
Poésie.
LE COMTE ROBERT.

Un belvédère. – Il fait nuit. – Le comte Robert est assis, près de la croisée, dans une attitude méditative ; tout-à-coup il se lève et parcourt l’appartement à grands pas.i

ROBERT.

Je m’y perds, plus mon œil veut sonder ces ténèbres,
Plus je doute, et ne vois que des ombres funèbres !
Sur ces graves sujets : le temps, l’éternité,
Et l’homme, et l’ame et Dieu, j’ai long-temps médité ;
Tour à tour j’ai maudit l’astre qui nous éclaire,
Ou prosterné mon front au pied du sanctuaire,
Dans ma soif de connaître, invoqué le trépas,
Rêvé, prié, maudit… sans avoir fait un pas
Hors de ce labyrinthe, obscur, inextricable,
Où se perd l’innocent, ainsi que le coupable,
Dont le centre est le doute, et qui par cent détours,
A ce centre fatal nous ramène toujours !

(Il s’arrête et croise les bras sur sa poitrine.)

Serait-il vrai que l’homme, en une nuit profonde,
Jeté nu, comme un ver, sur l’arène du monde,
N’y doit… n’y peut marcher qu’au flambeau de la foi ?

(Une pause.)

Cependant j’ai souffert : je veux savoir pourquoi !
J’ai des désirs, une ame avide de connaître,
Une pensée active, un regard qui, peut-être,
A force de sonder cet abîme profond,
Si le temps ne manquait, plongerait jusqu’au fond !
– Pourquoi donc ce regard, cette active pensée,
Cette âme vers un but chaque jour élancée,
Toutes ces facultés, ces désirs, cet espoir,
Dieu me les donna-t-il ?… si ce n’est pour savoir ! –
La foi ?… Ce n’est qu’un mot qui plaît à l’ignorance !

(Avec emportement.)

Mais je ne fléchirai jamais sous sa puissance ;
Non : avant de bénir le chemin où je vais,
J’ai le droit de savoir s’il est bon ou mauvais !

(Il ouvre la croisée et se penche sur le balcon)

Oh ! que la nuit est belle ! Une clarté plus vive,
Ce soir tombe du ciel et s’épand sur la rive.
Ce long nuage blanc, dans l’espace azuré,
Entre le ciel et moi semble un rideau tiré ;
Mais ainsi qu’il ne peut me cacher les étoiles,
Quand mes yeux de ma nuit perceront-ils les voiles ?
Là-bas, sur le clocher, mon étoile à demi
Déjà brille et sur moi jette un regard ami ;
C’est elle que, parmi ses heureuses compagnes,
Chaque nuit, au milieu des célestes campagnes,
Je distingue et je suis, jusqu’à ce que, fuyant,
Son rayon éclipsé se perde à l’Orient ;
Et lorsque après un jour de longues rêveries,
De stériles souhaits, d’espérances flétries,
Dans mon sein est tombé ce rayon consolant,
Le sommeil à mes yeux est moins lourd et moins lent.

(Une pause.)

Faut-il que des mortels la sacrilège audace
Ait, en l’étudiant, désenchanté l’espace,
Et, sur le piédestal de la réalité,
Pour chaque Dieu détruit mis une vérité ! –
[7.2]Sommes-nous plus heureux en sachant davantage ?
A tous ces froids calculs d’ailleurs quel avantage,
S’il est toujours un point où l’on doit arrêter,
Et si tout ce savoir n’aboutit… qu’à douter ?

(Une pause.)

Ah ! que n’ai-je vécu dans ces temps d’innocence,
Où, dans les feux du ciel, la nuit et le silence,
Le fleuve qui s’écoule à flots mélodieux,
L’Océan qui mugit, l’homme adorait des dieux ?
Le soir, quand je verrais, au rendez-vous fidèle,
Se lever dans l’azur cette étoile si belle,
Et sur le clocher noir, que j’aime à contempler,
S’arrêter un moment, comme pour me parler,
A genoux, sans rougir de mon pieux hommage,
Et croyant d’un vrai Dieu voir en elle l’image :
– O toi qui pour veiller sur un simple mortel,
Lui dirais-je, descends de ton palais du ciel,
Et qui, dès que du jour luira la première heure,
Soudain remonteras à ta haute demeure,
Comme ma mère avant de céder au sommeil,
Jadis, près de ma couche, attendait le soleil ;
Foyer pur que j’adore, astre dont la présence
Ranime dans mon sein l’amour et l’espérance,
Et que rêve mon âme et qu’admirent mes yeux,
Brille toujours sur moi propice et radieux,
Vois mes vœux, mes douleurs ; soutiens moi, si je tombe ;
N’abandonne ton fils que bronchant sur la tombe,
Et daigne alors, pesant ses besoins et ses fers,
Lui faire des vertus des maux qu’il a soufferts !

(Une pause.)

Mais comment adresser une telle prière !
Ne l’ai-je pas appris ? Ces globes de lumière
Ne sont que des soleils, éclairant de leurs feux
D’autres globes de boue, insensibles comme eux !
Dans la lune se meut peut-être tout un monde ;
Et quand notre soleil de flamme nous inonde,
Nous lui réfléchissons, dans son obscurité,
De ce foyer immense, une faible clarté !
Où donc adorer Dieu ? – Partout, dans la nature. –
Ah ! d’un temple si vaste, en secret je murmure !
Ce Dieu, qu’on lit partout, s’il n’était nulle part !
Si l’univers n’était que l’œuvre du hasard !
Si mes yeux me trompaient ! si, de loin, la matière
De prestiges brillans séduisait ma paupière !
S’il n’était ni soleil, ni feux, ni firmament ! –
Des sages n’ont-ils pas nié le mouvement ?
Comment dans ce chaos pouvoir me reconnaître ?
Il faut à l’homme un Dieu, comme aux peuples un maître ;
Mais facile à comprendre, à voir, dont les autels,
L’emblème, le regard, soient moins universels ! –
En voulant trop savoir, j’ai desséché mon âme ;
Je ne crois plus aux dieux : ma faiblesse en réclame ;
Et j’en suis venu, las de chercher un soutien,
Au point de regretter les erreurs d’un païen !

(Une pause.)

Et que sais-je, si l’homme a déchiré le voile !
S’il n’est pas, en effet, dans cette pure étoile,
Quelque penchant d’amour, instinct mystérieux,
Qui l’attache à mon âme, et me rattache aux cieux !
Si tous ces feux errans ne sont que des planètes ;
Des mondes habités qui flottent sur nos têtes,
Et non pas des amis dont l’œil, sur nous ouvert,
Brille, quand le jour fait à l’horizon désert !
Et s’il n’est pas enfin un dieu pour chaque monde,
Dans chacun des soleils dont le char les féconde ;
Dieux créés par un seul, qui, dans l’immensité,
Leur verse à tous la vie et la fécondité !

(Il tombe à genoux en pleurant.)

O toi donc, roi des dieux, un, profond, invisible,
Qu’à peine je conçois dans l’univers sensible,
Dont à peine le ciel me trahit la grandeur,
Mais qui, par la pensée, illumine mon cœur ;
J’ai besoin de savoir, et d’aimer et de croire :
Jusqu’à moi fais descendre un rayon de ta gloire ;
Et toi, bel astre, à qui son œil prête un rayon,
Viens dissiper ma nuit… et m’enseigner son nom.

Auguste chevalier.

 

 

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