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2 mars 1834 - Numéro 61
 
 

 



 
 
    
 Les honnêtes gens de 1815 et ceux de 1834.

[4.2]En 1815 les honnêtes gens étaient ceux qui appelaient brigands de la Loire les défenseurs de la patrie, ceux qui dénonçaient la retraite de Ney1 et qui le livraient à ses bourreaux, ceux qui tuaient, incendiaient dans le Midi et recevaient ensuite un baiser royal et des places pour prix de leurs forfaits ; ceux qui assassinaient par derrière Brune et Ramel2, ceux qui commettaient le fait suivant :

« Lyadet était protestant et libéral : double crime. Une nuit, comme il dormait dans sa ferme, un jour artificiel et sinistre le réveilla ; la ferme flambait. Il réveilla sa jeune femme, catholique je crois, mais coupable, il faut être juste, de s?être alliée au suppôt de Satan, au fils de Calvin ; la charité n?est prescrite, à Rome, que pour les catholiques purs. Tous deux se précipitèrent à travers la fumée pour gagner une issue ; il n?y a plus d?issues. Partout des rires, des huées, du feu qu?on attisait à la pointe des baïonnettes et des décombres enflammés qui formaient une large pluie dans les chambres. Aux cris de Lyadet, aux cris de sa femme, un chant répondit du dehors. C?était la farandole, cette Marseillaise des verdets, où il n?est pas question de patrie, entonnée par 200 voix, sonores et fortes, comme pour intercepter toute communication entre la victime et Dieu ; Dieu n?entendit que les bourreaux. Au point du jour, les assassins et leur chef trestaillon dansaient en ronde et chantaient encore ; c?était inutile, la ferme, rasée par l?incendie, n?offrait plus qu?un monceau de gravois, de fer, de poutres et d?ossemens calcinés. »

Voila les honnêtes gens de 1815. On fait courir le bruit qu?ils nous ont laissé de leur graine. Ecoutez encore :

Il y a peu de jours qu?un négociant de Clermont s?écriait en pleine rue : « On ne conçoit pas que le gouvernement ne réunisse pas tous ces brigands de républicains et tous ces ouvriers lyonnais qui ne veulent que le désordre, pour les mitrailler en un seul jour. Quant à moi, je ne serai jamais plus heureux que le jour où je ferai le trestaillon contre tous ces anarchistes ! »

Inutile de dire que c?était un héros du juste-milieu qui proférait ces exécrables paroles. On voit que les maximes de M. Persil sont loin de rester stériles : encore un pas, et nous aurons aussi nos honnêtes gens de 1834 !

L?article qu?on vient de lire, et que nous empruntons au Patriote du Puy-de-Dôme du 20 février 1834, en retraçant des actes d?une atroce barbarie dont nous devions croire notre époque enfin purgée, nous rappelle d?abord les mystérieux assassinats que naguère avec l?aube du jour révélèrent les pavés ensanglantés du pont d?arcole ; et puis la douleur et l?indignation s?emparent de nous lorsque, jetant les yeux sur la capitale, nous voyons surgir, armés de lourds bâtons, de nouveaux ASSOMMEURS, pressés de rivaliser avec l?épée assassine des sergens de ville, se ruer comme des brigands sur les citoyens, et en faire des cadavres avec lesquels ils paient la part du gâteau jeté à la gueule d?une police exécrable?

Mais que se passe-t-il donc dans cette atmosphère qui nous est inconnue et que respirent nos gouvernans, pour que de semblables faits s?accomplissent, sinon avec leur adhésion, du moins sans aucune répression de leur part ?

Quel génie infernal promène donc ainsi sur le beau sol de la patrie son lugubre drapeau, son sanglant anathème contre l?humanité ! ? Oh ! Encore du sang répandu, toujours du sang, partout du sang !? La voix nous manque pour qualifier toutes ces trames odieuses et criminelles ; mais nos c?urs qui bondissent et de colère et d?indignation, appellent à grands cris le jour de la justice : ce jour, enfin, quand se lèvera-t-il donc ??

Un grand nombre de citoyens inoffensifs sont tombés sous les coups de ces infames scélérats, et nous livrons aux méditations de nos lecteurs la lettre suivante que [5.1]nous empruntons à la Tribune du 24, et qui ne saurait être sans poids dans l?opinion de tous :

« Monsieur le rédacteur,

« Lorsque des scènes d?horreur, pareilles à celles qui se passent aujourd?hui dans nos rues et sur nos places publiques sont données en spectacle à toute une population, c?est un devoir pour tout citoyen honnête homme de témoigner hautement son indignation de tant de forfaits.

« Aujourd?hui, en plein jour, au milieu d?une de nos places les plus fréquentées, j?ai vu des hommes, qui n?ont d?homme que la forme, se ruer comme des bêtes féroces sur des citoyens calmes et sans défense, sur des enfans si jeunes que leur âge eût suffi pour écarter d?eux un soupçon du mal.

« Je les ai vus les frapper de leurs bâtons avec une brutalité révoltante ; je les ai vus se précipiter sur un homme étendu à leurs pieds, l?outrager de nouveau sans pitié et le traîner par les cheveux dans un corps-de-garde, en lui faisant subir des traitements dont la vue ferait sortir de toute modération l?homme le plus froid et le plus indifférent. Non, il n?est pas de scélérat, si vil et si infame, qui n?eût droit à plus d?égards chez un peuple civilisé.

« Et toutes ces horreurs, grand Dieu ! se passent en présence d?une autorité muette? Elle les approuve donc ?? Des officiers de la garde municipale eux-mêmes en sont indignés ; ils les déplorent, et lorsqu?on leur demande d?y mettre un terme en chassant ces assommeurs, ils répondent qu?ils n?ont pas d?ordre ; et ces malfaiteurs se retirent aussitôt au milieu des baïonnettes d?où ils bravent, comme d?un fort, les malédictions qui pleuvent sur leurs têtes.

« Combien de temps encore serons-nous donc exposés à d?aussi révoltantes provocations ? ? Combien de temps encore verrons-nous donc se renouveler à nos yeux des tableaux dont on ne trouve d?exemple dans les annales d?aucune nation ? ? Où veut-on donc nous faire reculer en transformant ainsi nos places publiques en abattoirs d?hommes ?

« J?en appelle au témoignage de tous les citoyens qui ont assisté à ce hideux spectacle, et qui, comme moi, étonnés de tant d?audace, ne savaient comment qualifier ces actes pour lesquels la langue française n?a point encore trouvé de nom.

« En retraçant tant de forfaits, j?ai obéi à un devoir, mais à un pénible devoir ; car il est cruel d?avouer qu?ils se passent sous les yeux d?une nation qui, entre les nations, se flatte d?être de toutes la plus éclairée et la plus humaine. Les faits que j?ai rapportés sont exacts, et j?appelle à se prononcer comme juges tous les hommes de bonne foi, quelle que soit la nation, la religion ou le parti auxquels ils appartiennent.

« Veuillez, etc.

H. peut,

« Propriétaire, électeur et éligible, rue de Louvois, n° 5. »

Notes ( Les honnêtes gens de 1815 et ceux de 1834.)
1. Il s?agit du maréchal d?Empire Michel Ney (1769-1815), jugé puis condamné par la Chambre des pairs et fusillé en décembre 1815.
2. Maréchal et général d?Empire, Guillaume Brune (1763-1815) et Jean-Pierre Ramel (1768-1815) furent exécutés à Avignon et à Toulouse par les bandes royalistes durant la Terreur blanche de l?été 1815.

 

 

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