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9 mars 1834 - Numéro 62
 
 

 



 
 
    
 

Une femme dont nous admirons les nobles sentimens et les pensées justes et hardies, nous a adressé une lettre que notre dernier numéro n?a pu contenir. Telle est l?exiguïté de notre feuille que nous nous voyons forcés, encore aujourd?hui, de ne reproduire que par extrait ces pages si brûlantes d?amour patriotique.1

Lyon, 28 février 1834.

messieurs,

Vous avez inséré dans votre dernier N° une lettre de femme sur les événemens qui viennent d?émouvoir notre ville ; voulez-vous en recevoir une seconde ? Une femme ! [5.1]Des femmes écrire !!! Donner leur opinion sur des faits industriels et politiques !? Voila de quoi bien étonner et faire sourire certaines gens. ? Mais qu?importe ces gens-là?. Parce qu?il y a des aveugles, chacun songe-t-il donc à fermer les yeux !? ? Aujourd?hui, quelques femmes commencent à sentir leur valeur ; elles doivent la dire et la prouver. Une opinion de femme, c?est l?opinion d?un individu ; car cet individu est fait aussi à l?image de Dieu, et à lui aussi a été donné de régir le globe et d?en jouir. Les hommes, quand il leur plaît de réclamer leurs libertés, se servent de nous pour former le chiffre de 32 millions dont ils parlent si souvent. Qu?avant de nous représenter, ils prennent la peine de s?informer de ce que nos 16 millions trouvent bon à fonder ou à détruire.

Vous, Messieurs, dont le journal est voué à l?émancipation, permettez-moi de me servir de lui pour témoigner hautement de ma sympathie et de mon admiration pour la classe ouvrière de Lyon ?

Il y a huit jours, j?ai tremblé comme tant d?autres, mais non par la crainte du pillage. Fi donc ! J?ai frémi à l?approche de la guerre civile. Je ne savais pas, je n?osais pas penser jusqu?où pourrait aller le sang-froid et les délibérations calmes d?une classe, pour le développement moral de laquelle on a fait encore si peu. Je ne savais pas penser jusqu?à quel point une force immense pouvait se mouvoir, se prononcer comme un seul homme, et résister au persiflage, à la méfiance insolente et au défi?

Eh bien ! disent certaines gens, il fallait que les ouvriers reçussent une vigoureuse leçon. Ce mode d?enseignement, c?est la guerre civile. Quelle en eût été l?issue ? Je ne le sais, et je n?ai point la grandeur d?ame nécessaire pour envisager une cruauté avec une noble indifférence. Graces soient rendues à ceux qui ont démontré encore une fois la sottise des déclamations contre le peuple.

Pour moi, Messieurs, je dois le dire, je n?ai point approuvé la suspension générale des métiers. Cette mesure était inutile puisqu?elle ne pouvait pas être durable ; de plus, elle était effrayante pour la France et mal jugée à Lyon. Notre pauvre espèce sait si rarement apprécier les causes premières.

Le Précurseur a parfaitement posé la question dans le N° du 21 février : Peu importe, dit-il, que les fabricans refusent un tarif, si les ouvriers savent en avoir un et ne pas l?abandonner. Voila un besoin signalé? l?association est le moyen de le satisfaire. Pour moi, je n?ai pu comprendre l?association que de cette manière. Suivant le capital et le travail, elle m?a paru toujours impossible.

Mais, s?écrièrent nos savans industriels, vous ne savez pas quelle cause certaine fera sortir de nos murs notre industrie. ? Si le taux élevé des façons ne fléchit pas, voyez les manufactures étrangères appeler à elles l?acheteur que nous repoussons.

Eh bien ! soit ; n?examinons pas si la concurrence est faite par l?étranger ou par les fabricans entr?eux.

Mais, je le demande, qu?est-ce donc pour la richesse d?une cité qu?une industrie qui, en employant 40 mille individus, en réduirait 30 mille à la misère, à la vie blême et chétive ?? L?ouvrier peut vivre, disent des hommes qui se croient philantropes. ? Vraiment, messieurs, vous êtes bien bons de le décider et de le permettre. ? Est-ce donc assez ? ? Mais s?il ne peut que vivre quand il se porte bien et qu?il travaille, que fera-t-il quand il sera vieux ou malade ??

[5.2]Et puis, quelle richesse pour le pays qu?une industrie qui ne pourrait s?exercer qu?avec la protection de 20 mille soldats, à la solde de guerre, comme en pays conquis ??

Si donc l?on ne veut ni connaître, ni détruire les causes qui peuvent empêcher nos ouvriers de fabriquer au même taux que ceux des pays étrangers, laissez-les s?assurer des prix plus élevés? et si vous ne pouvez plus leur donner de l?ouvrage, ne prônez plus si haut cette industrie affamante ; laissez-la fuir ; n?en gardez que ce que vous pourrez avec profit pour tous. Laissez ; peu à peu, l?homme retournera au sol et à la vie des champs. Il est beau, notre sol? 40 millions d?individus pourraient y vivre heureux et aimans ; et avec vos riches industries, 30 millions s?y haïssent, s?y déchirent, et peut-être 15 millions y souffrent !!!

Que les ouvriers se resserrent plus que jamais autour de leur association protectrice ! ? Qu?elle soit une digue victorieuse contre la concurrence envahissante ! ? Il me semble qu?un local devrait être loué par elle, dans le centre de la ville ; ce local serait comme un passage ouvert à tout le monde (même aux agens de police) ; des tableaux seraient suspendus dans ce lieu, les uns portant les prix convenus entre ouvriers, selon les raisons et les circonstances ; les autres contenant les noms des fabricans refusant ces prix, et pour lesquels il serait convenu de ne pas travailler.

Voila, messieurs, ce que j?avais à dire : ce n?est point une prolétaire qui a défendu la cause avec amertume ; c?est une femme dont le c?ur bat sous le cachemire, et dont la petite tête s?entoure de la blonde brillante, qui a voulu crier merci et persévérance aux travailleurs de Lyon. Dans ce temps de questions vives, parler est un devoir. Puissions-nous, nous femmes, en le remplissant, trouver de l?écho en France.

Recevez, etc.

A. morandt.

Notes (  Une femme dont nous admirons les nobles...)
1. Cette lettre s?associe et prolonge l?envoi précédent, au rédacteur de L?Écho de la Fabrique, d?une lettre signée par une lectrice écrivant au nom des « prolétaires féminins » (numéro du 23 février 1834). Le thème de l?émancipation de la femme est, une nouvelle fois, intégré aux rubriques du journal, ce numéro publiant également, un peu plus loin, un poème de Mélanie Waldor (1796-1871).

 

 

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