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16 mars 1834 - Numéro 63 |
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Voici de l’histoire.
Lorsque en Novembre 1831, la terrible insurrection des ouvriers de Lyon vint contrister la France, un cri unanime se fit entendre chez nos gouvernans, dans les chambres et dans la société, sur la nécessité pressante de travailler à améliorer le bien-être des classes inférieures. C’était alors à qui chercherait un remède à leur détresse. On parlait de modifier la législation sur les céréales, toute dans l’intérêt des propriétaires-fonciers ; on pensait à abolir ou à alléger les impôts indirects sur le sel et les boissons, qui pèsent principalement sur les consommateurs des classes pauvres ; on supprimait la loterie ; on mettait en question le maintien des fonds de l’amortissement, dont l’effet principal est de favoriser l’agiotage, ou, si l’on veut, la Bourse et les rentiers. Puis, la crise une fois passée, quand les ouvriers eurent déposé les armes, que force fut restée à la loi ! tout ce mouvement en faveur d’améliorations s’évanouit. Un mois après, Casimir Périer venait déclarer à la tribune « qu’il n’y avait rien à attendre pour l’amélioration du sort des classes travailleuses et pauvres, que du temps, de la paix et des lois. » Ainsi, plus rien n’était à faire dans l’intérêt des classes souffrantes ! On s’en remettait au temps ; mais la temps est long pour qui meurt de faim ! A la paix ; Dieu sait quand nous l’aurons ! Puis, sans doute c’est par les lois qu’il faut corriger les vices de l’organisation sociale ; mais qu’on nous cite une loi conçue dans le but de soulager le pauvre, de dégrever les octrois, les impôts indirects qui surchargent la consommation de première [1.2]nécessité. Il était bien plus commode de retomber dans le sommeil et d’oublier des réclamations importunes, jusqu’à ce qu’une crise nouvelle vînt réveiller les terreurs assoupies… Il y a trois mois, des coalitions d’ouvriers excitèrent dans Paris quelques inquiétudes. Les artisans de tous genres, charpentiers, tailleurs, cordonniers, boulangers, prirent la résolution de suspendre leurs travaux jusqu’à ce que les maîtres consentissent à augmenter leur salaire. On se mit de nouveau à agiter les questions économiques ou sociales que soulève un pareil état de choses. Les journaux, ceux du gouvernement comme ceux de l’opposition, reconnurent là le symptôme d’un malaise réel et profond ; il ne faut pas croire en effet qu’un mot d’ordre suffise pour porter tout d’un coup la perturbation dans toutes les classes. Le Journal des Débats lui-même conseillait une extrême circonspection à faire intervenir les tribunaux dans cette querelle ; il professait, à cet égard, un sage principe : le respect de la liberté individuelle, qui permettait aux maîtres et aux ouvriers de débattre la question entr’eux ; selon lui, l’autorité ne devait pas aller au-delà de ce qu’il appartient à la loi de régler. Ce premier instant une fois passé, et quand on se crut en mesure de réprimer toute manifestation publique, les tribunaux se mirent à sévir et à appliquer rigoureusement les lois impériales contre le seul fait de coalition, dégagé même de toute contrainte, violence ou voies de fait. Cependant la chambre des députés, convoquée au moment où cette agitation fermentait encore, arriva tout émue des inquiétudes qui s’étaient propagées du centre aux départemens les plus éloignés avec une parfaite bonne foi, elle crut devoir prendre en considération ce que la situation pouvait offrir de grave. Dans l’adresse en réponse au discours de la couronne, on crut devoir introduire un paragraphe ainsi conçu : « Tout ce qui intéresse les classes laborieuses, tout ce qui a pour but de répandre et d’honorer le travail, sera accueilli par nous avec la plus vive sollicitude ; ainsi la nouvelle législation sur les douanes, impatiemment attendue, sera, de notre part, l’objet des plus sérieuses méditations, du plus consciencieux examen. – Depuis, qu’a fait la chambre ? Aujourd’hui, enfin, qu’un incident imprévu est venu réveiller toutes les sollicitudes, que notre immense foyer [2.1]industriel, toujours prêt à jeter au loin 1’épouvante, porte encore dans son sein des germes de divisions et de lutte, que fait le gouvernement, que fera la chambre ? Les hommes actuellement au pouvoir, et qui, il y a quelques années à peine, appelaient infame l’article 291 du code pénal, déclarent maintenant à la face du pays que la législation existante n’a plus assez de puissance pour contenir ceux qu’ils nomment factieux et anarchistes, et voila qu’ils veulent se faire octroyer une loi de suspects contre les travailleurs. – Vienne cette loi et vous les verrez, semblables à Don Quichotte défiant un rocher au combat, vous les verrez, dis-je, lancer un mandat d’amener contre 23 millions d’hommes qui ont le grand tort de conspirer contre les fruits amers que leur fait savourer quand même notre bienheureux ordre de choses. Dire ce que feront les chambres dans ce cas, est vraiment chose bien difficile. Nous sommes depuis si longtemps habitués à ne les voir rien faire du tout. Mais qu’elles réfléchissent, qu’elles interrogent la France d’aujourd’hui et non la France d’hier, qu’elles étudient mieux qu’on ne l’a fait jusqu’à aujourd’hui, ses mœurs, ses besoins et l’influence qu’exerce sur elle le développement incessant de la civilisation, sans quoi leurs lois se briseront contre le peuple, comme l’épée de Don Quichotte se brisa contre le redoutable ennemi qu’il avait appelé au combat.
De l’impartialité Du Courrier de Lyon
Nous avions annoncé, dans notre avant-dernier N°, que l’insertion dans leur journal de la réponse de l’Association des Mutuellistes à la lettre de M. Charles dupin, serait demandée aux administrateurs du Courrier de Lyon : il eût été mal à nous sans doute de préjuger l’issue de notre demande à ces messieurs, et pourtant nous l’avions prévue. Ceux qui ont appris comme nous l’usage que les hommes de certaine opinion font de la presse, les méprisables moyens qu’ils emploient pour suborner l’opinion, pour étouffer et dénaturer des pensées qui ne sont pas les leurs, ne seront certainement pas plus surpris que nous de la façon dont le Courrier accueille une demande aussi juste et aussi naturelle que celle que nous lui avions adressée, et, selon toute apparence, les lecteurs de ce journal devront se contenter comme nous de la petite et singulière note qu’ils ont bien voulu mettre à sa place dans leur N° de mardi 11 mars, et que voici : « Nous recevons du rédacteur de l’Echo de la Fabrique une longue réponse à l’excellente lettre qui a été adressée par M. Charles Dupin aux ouvriers en soie. Le Courrier de Lyon en fera incessamment connaître au public l’esprit et les conclusions. » Maintenant nous attendons (et ce n’est pas sans curiosité) que les sots prôneurs de M. dupin veuillent bien nous donner l’analyse et les conclusions de cette longue réponse à l’EXCELLENTE LETTRE du député-académicien. – Eux attendent sans doute que leurs seigneurs et maîtres leur aient expédié le tout en bonne et due forme avec ordre de publier. Eh bien ! soit ; mais nous nous avons du bois vert pour tous les Bazile ! Qu’ils se tiennent donc pour avertis.
DE LA LOI SUR LES ASSOCIATIONS.
[2.2]La loi contre les associations dont s’occupe aujourd’hui la chambre des députés, est une loi d’oppression et surtout d’ingratitude ; car le ministre qui la présente est l’homme en France qui doit le plus aux associations, et qui s’en est le plus occupé. Orateur du carbonarisme, il se livrait dans son sein aux déclamations les plus furibondes ; tous les moyens lui semblaient bons pour arriver au renversement d’un pouvoir qui ne lui offrait pas la simarre. On comprend facilement sa conduite d’hier et celle d’aujourd’hui : hier ignoré, inconnu, il voulait arriver à tout prix ; aujourd’hui il possède les honneurs et surtout la faculté de puiser librement aux coffres de l’état. Cette faculté est tout pour lui, comme elle fut tout pour nos ministres qui depuis 1814 se sont tous, sauf deux ou trois exceptions, enrichis des exactions faites sur le peuple. On comprend bien maintenant la conduite de barthe et consorts : loin d’être en contradiction avec lui-même, il est très conséquent. Il voulait fortune, honneurs, naissance, il fallait s’associer, les amis du pays et de la liberté ne devaient former qu’un faisceau… Il a conquis puissance, honneurs et fortune… Soudain les associations n’ont plus été qu’un fléau, les patriotes des factieux, et les travailleurs qui s’associèrent, voulurent le pillage… Dès lors la nécessité d’une loi draconienne… On la propose, et la chambre, semblable à ces valets au cœur vil dont les bassesses vont toujours au-delà des exigences du maître, a dépassé les désirs du ministre. Déjà tous les journaux indépendans ont justement flétri cette loi inquisitoriale ; nous, aujourd’hui, nous voulons examiner ses effets sur les associations des travailleurs. Ces associations, on le sait, sont purement industrielles, philantropiques ; elles ont pour but la plus juste répartition du travail, un salaire plus convenable et l’assistance à ceux qui, privés de travail ou atteints de maladies, sont réduits au dénuement. C’est bien là le but des Mutuellistes, Ferrandiniers, Concordistes, Unistes, et des compagnonages, enfin, de toutes les professions. La loi nouvelle atteindra toutes ces associations : elle veut les frapper, car déjà le code pénal a été invoqué contre les mutuellistes et les ferrandiniers, contre les tullistes et les tailleurs de pierre ; il a été trouvé trop doux, trop bénin, et la loi barthe vient surtout corriger ce défaut que personne jusqu’à présent ne lui avait supposé. Cette loi tuera donc les associations : deux ou trois personnes ne pourront se réunir sans que la police, si insoucieuse des voleurs et si active contre les honnêtes gens ne vienne dire : Vous êtes une fraction d’association, vous conspirez la diminution des bénéfices des fabricans, vous violez la loi barthe ; la prison… On obéira, on gémira dans les fers, chacun sera effrayé, chacun vivra retiré, isolé ; l’ordre et la paix régneront, et nos ministres entasseront trésors sur trésors, et tout sera pour le mieux dans le meilleur des mondes. C’est bien là ce qu’ont dit les viennet, les fulchiron et autres sires de même force ; mais ils se sont fourvoyés ; ils ont cru que comme eux des citoyens seraient assez lâches pour trembler devant un mouchard, pour reculer d’effroi devant une injuste détention : non, les travailleurs connaissent leurs droits, et ils ne croient pas que quelques oisifs privilégiés, que quelques riches fainéans puissent briser leurs associations et leur jeter comme entraves le fer sanglant d’un sergent de ville on le bâton d’un [3.1]assommeur. On ne peut faire à Lyon ce qu’on a fait à Paris : ici tout les hommes de la police sont connus, ils ne tueraient pas impunément. Lyon n’a pas un antre de Jérusalem d’où l’on puisse se ruer en bêtes féroces sur la population, et où l’on puisse rentrer sans avoir été reconnus, signalés à la vengeance publique. Ici l’impunité ne serait pas possible : nous n’avons donc rien à craindre de la violence. Reste la loi et son exécution remise aux soins et au dévoûment des cours et tribunaux. Eh bien ! cette loi ne tuera pas les associations, elle aura un effet tout contraire ; l’association jettera de plus profondes racines ; les travailleurs comprendront, mieux sa nécessité ; ils sauront mieux encore que l’union fait la force, et pour cimenter cette union, ils seront plus dociles à la voix de la majorité ; ses arrêts seront ceux du destin ; on ne se permettra pas même le murmure. Il y aura danger… lien puissant qui manquait jusqu’à ce jour aux associations ; elles s’épureront ; elles seront sévères dans le choix de leurs adeptes, et les indiscrétions ne seront plus à redouter. Leurs décisions seront impénétrables, exécutées aveuglément. La police sera nulle ; car lorsqu’elle voudra agir, les faits seront déjà accomplis. Voila le premier effet de la loi promise. Il en est un autre grave, inévitable, que nous voudrions signaler au pouvoir, non pas que nous espérions, que nous voulions même l’arrêter sur le bord du précipice, mais afin de constater qu’il est peut-être le premier, le plus actif artisan de sa ruine. Ou sait que chaque associé s’identifie avec son association ; vouloir la briser, c’est le froisser dans ses affections, c’est le persécuter : la persécution enfante les haines, si les haines amènent les collisions sanglantes. Le souvenir de Novembre est encore palpitant. Si l’on n’eût pas persécuté les travailleurs, si on ne leur eût jeté le mépris et l’insulte à la face, le sang des citoyens n’eût jamais rougi le pavé de nos rues. La loi barthe est donc un brandon de discorde et de guerre civile : le pouvoir sème donc des orages… Eh bien ! qu’il recueille les tempête… Mais, il y a plus, ces travailleurs, qui ne s’occupaient que d’industrie, dont les réunions étaient toutes de pacification, ces hommes, qui s’inquiétaient fort peu que 20 millions de liste civile fussent mangés par un homme ayant nom Charles ou Philippe, n’arrêteront pas leurs haines sur les premiers instrumens de leur persécution, sur un commissaire central, ils remonteront jusqu’aux ministres, jusqu’à la pensée immuable peut-être, et Juillet pourrait bien, une seconde fois, donner à l’Europe le spectacle d’un drame aussi glorieux et plus fécond en résultats que celui de 1830. Car, qu’on ne s’y trompe pas, ces associations, si on les y force, laisseront leur mission de paix et d’organisation pour une mission de guerre et de renversement. Malgré les lois illibérales qui nous régissent, ces associations s’occupaient avec succès d’harmoniser tous les intérêts des travailleurs, de détruire l’esprit d’antagonisme et d’arriver enfin à une juste répartition du produit du travail entre la main d’œuvre et les capitaux. Ils n’abandonneront pas une œuvre aussi immense devant une loi qui ne leur paraît pas viable ; ils marcheront en avant. La police, les soldats et les tribunaux, armés de la loi barthe, se poseront devant eux. Pensez vous qu’on restera silencieusement en présence, qu’on se tiendra dans une observation timide ? Non, l’association est une œuvre d’humanité, une œuvre d’avenir, elle avancera et brisera les barrières impuissantes élevées sur sa voie ; car ce n’est pas Lyon seulement qui s’ébranlera, tous les travailleurs de France se donneront [3.2]la main, la face du pays sera changée et il prendront enfin dans la société la place qui appartient au travail et que l’égoïsme et la cupidité ont pu seuls lui refuser jusqu’à ce jour. Voila l’avenir que nous révèlent les associations. Loin, de le reculer, la loi barthe vient en hâter l’avènement. Courage donc, MM. de la chambre, faites des lois puisque vous n’avez rien de mieux à faire ; elles vivront moins que vous, car vous bâtissez sur le sable : et, vous le savez, quand vient le souffle populaire, vos frêles édifices volent en éclats… Voyez si vous voulez passer outre
Le Précurseur, en publiant dans son N° du mardi 11 mars, la réponse de l’association des Mutuellistes à la lettre de M. Charles dupin, regrette que cette association ait compromis sa gravité jusqu’à regarder les argumens du savant breveté comme dignes d’une réfutation sérieuse. Cette note si courte ne nous permet pas de saisir la pensée de son auteur, et peut-être l’aurons-nous mal comprise ; mais il nous semble, à nous, que quelque ridicule que fût la lettre de M. Charles dupin, l’association lui devait une réponse sérieuse, sinon pour lui du moins pour la France qui assiste à ce débat dans lequel le peuple lutte à chaque instant et toujours avec de nouvelles armes pour ressaisir sa place dans l’ordre social. Mais si l’opinion émise par le Précurseur avait quelque fondement réel, il devrait tout d’abord se reprocher d’avoir cent fois compromis la gravité du parti républicain en prenant au sérieux les bavardages du Courrier de Lyon, par exemple, et tous autres journaux salariés du pouvoir. – Il aurait tort de regarder en pitié et de prendre au sérieux tout ce qui se passe de profondément ridicule au sein de nos ateliers législatifs et à la face du pays. – Enfin, le Précurseur aurait tort, selon nous, de jouer ainsi chaque jour et le talent et le courage de ses rédacteurs contre toutes ces choses ; car il y a non-seulement du ridicule, mais encore de l’infame au fond de ce qui se passe sous nos yeux, et c’est pour cette raison grave que nous applaudissons, nous, à la ligne que ce journal parcourt hardiment. Toutefois, les hommes du pouvoir ont eu une tout autre idée de la lettre du savant professeur, puisqu’ils l’ont répandue avec profusion à travers les rues de notre cité, et il est malheureusement beaucoup trop de gens encore pour lesquels le nom seul de Charles dupin est le cachet de la science et de l’économie sociale : voila pourquoi nous croyons, contrairement au Précurseur, que la gravité de l’association des Mutuellistes n’a été nullement compromise par le ton dont elle a coloré sa réponse à la lettre qu’il a du reste, avec beaucoup de raison, qualifiée de ridicule.
Un article publié dans la Glaneuse, à l’occasion de l’anniversaire de Novembre 1831, avait amené sur les bancs de la cour d’assises le gérant de ce journal, condamné par défaut à la session précédente. La violence haineuse de l’accusation, la brillante et chaleureuse plaidoirie du jeune avocat périer, peut-être aussi l’usage féroce qu’ont fait d’un verdict du jury envers M. Granier, l’un des gérans de la Glaneuse, des hommes chargés de distribuer la justice au nom de la loi et du pays, et puis le respect dû à la pensée de l’homme, qu’il est si ridicule de vouloir bâillonner et [4.1]emprisonner ; tout cela, nous le croyons, a motivé l’acquittement qui a couronné les efforts de l’avocat. – De nombreux et très vifs applaudissemens ont salué l’œuvre des jurés à plusieurs reprises. Nous espérons pouvoir donner à nos lecteurs, dans notre prochain numéro, quelques fragmens de la défense.
Au Rédacteur. St-Just, le 10 mars 1834. Monsieur, Votre journal ayant été créé pour fustiger par la publicité les nombreux abus qui écrasent de leur poids de fer les chefs d’atelier, je vous prie d’insérer la présente, afin que tous mes collègues se tiennent en garde contre une friponnerie qui, heureusement, a été sans succès. Voici le fait : J’ai rendu à M. Joly un coupon peluche de 27 aunes 1/8, fabriqué de 19 à 20 fers, provenant d’un poil de peluche de 400 aunes. Croiriez-vous, M. le rédacteur, qu’il a eu l’inconcevable audace sans entrer préalablement en explication) de me refuser mon argent, alléguant que j’avais prélevé deux aunes sur le coupon ! et accompagnant son refus de menaces. Indigné d’une imputation aussi infame, je lui portai une invitation pour paraître devant le conseil des prud’hommes, samedi 8 du courant. Le conseil, ne pouvant statuer, nous renvoya en arbitrage par devant MM. Brisson et Martinon, aujourd’hui 10 dudit mois ; lesquels, après avoir examiné attentivement la hauteur des fers et leur nombre dans la fabrication, ont débouté M. Joly de sa prétention rapace, et lui ont intimé l’ordre de me payer. Voila, M. le rédacteur, des faits que je livre à votre méditation et à celle de tous mes collègues. Eh quoi ! ne pouvant soumettre à leur gré la main-d’œuvre à une dépréciation successive, un négociant pousserait l’improbité jusqu’à mettre impunément en doute l’honneur des chefs d’atelier ! Si la propriété du travail n’est pas sacrée, que celle-ci au moins le soit. Agréez, etc. sabatier, Mutuelliste, Rue des Farges, n. 14.
CONSEIL DES PRUD’HOMMES,
(présidé par m. riboud.) Audience du 13 mars 1834. Godiot, chef d’atelier, fait comparaître Mme Roche, pour exercer contre elle le droit de contravention, vu qu’il s’était présenté dans son atelier avec deux témoins qui ont attesté avoir trouvé l’apprentie de Godiot, occupée sur un métier de Mme Roche. D’après ces preuves, le conseil a déclaré la contravention bonne et valable au préjudice de Mme Roche. Perichon, chef d’atelier, fait comparaître Lafond et lui réclame, avec indemnité, la résiliation des engagemens qu’il avait contractés avec lui pour l’apprentissage du fils Lafond. D’après le rapport des membres du conseil qui avaient été délégués pour veiller à la conduite de l’apprenti, qui ont attesté que ce dernier avait continué de montrer une maladresse et une négligence trop préjudiciable à son maître, le conseil a résilié les engagemens et a condamné le père de l’apprenti à payer à Perichon la somme de 150 fr. à titre d’indemnité, en sus d’une bouteille de vin qui avait été donnée à titre d’étrenne. Bazin fait comparaître Jacquand, apprêteur, pour demander la résiliation des engagemens contractés avec la femme Jacquand, dévideuse, pour l’apprentissage de la fille Bazin. Après qu’il a été constaté que Mme Jacquand. étant [4.2]décédée depuis deux mois, l’apprentie ne pouvait suffisamment s’instruire sous la surveillance d’une apprentie dévideuse, le conseil a résilié les engagemens et a condamné Bazin à payer à Jacquand, à titre d’indemnité, la somme de 40 fr. Mme Crepin, dévideuse, fait comparaître Mme Favre pour lui réclamer la somme de 14 fr. 10 c., que cette dernière lui devait pour dévidage, et qu’elle refusait de payer, attendu que Mme Crepin lui avait rendu sa soie sans être dévidée après l’avoir fait chômer plusieurs jours. Mme Favre, ne pouvant prouver le fait, a été condamnée à payer la somme de 14 fr. 10 c. qu’elle devait à Mme Crepin.
AU RÉDACTEUR. Lyon, le 13 mars 1834. Monsieur, Le 8 mars je rendis une pièce de velours plein, 25 portées, poil simple, trame souple, à la maison Soulary fils aîné. On m’offrit 5 fr, 75 c. au lieu de 6 fr. 50 c., prix payé par toutes les maisons faisant cet article. Alléguant qu’un poil souple ne devait pas être autant payé qu’un cuit, je lui fis observer, au contraire, qu’il offrait beaucoup plus de difficultés ; enfin il marqua, malgré moi, le prix à 5 fr. 75 c. Après plusieurs observations, il inscrivit ces mots sur mon livre : Bonification de 25 c. par aune. Lorsque je visitai mon livre et que je vis cela, je voulus les lui faire effacer ; il s’y refusa. Je me vis alors forcé de le faire appeler devant le conseil des prud’hommes du lundi : il fit défaut. Je retournai chez lui le lendemain mardi ; il ne voulut point faire d’arrangement, alléguant que la trame était gros noir, et pourtant elle était marquée souple sur mon livre. Dans cette circonstance, je fus trouver le président qui l’invita à se rendre au greffe en présence de MM. Martinon et Brisson ; il s’y rendit, et la cause examinée, il fut convenu que le prix serait payé 6 fr. 50 c. Veuillez, Monsieur, donner toute publicité à ce fait, afin que mes confrères en fassent leur profit. Agréez, etc. pelloux, Mutuelliste.
Nous sommes priés d’insérer la lettre suivante, qui atteste hautement de la coupable intolérance de MM. les prêtres. Des faits tels que celui qu’elle renferme, ne peuvent que soulever l’indignation dans toutes les âmes honnêtes. La Croix-Rousse, le 12 mars 1834. Monsieur, Plusieurs citoyens de la Croix-Rousse s’étant chargés, en l’absence de ses parens, de faire enterrer Eliza Rodrigue, âgée de 12 ans, Savoisienne catholique, l’un des proches parens, accompagné d’un ami, après avoir rempli les formalités voulues par la loi, se rendit. le 11 courant, chez M. Michaud, vicaire de la Croix-Rousse, pour le prier, moyennant la taxe, de vouloir bien faire l’enterrement le lendemain. Ce rigoriste pasteur, plein de zèle pour son Dieu, a refusé obstinément la sépulture à cette jeune enfant, alléguant pour raison qu’elle ne s’était pas confessée. Ces citoyens y sont retournés quatre fois consécutives ; il a toujours persisté dans sa première résolution, malgré les sages observations qu’on a pu lui faire. Vainement lui ont-ils observé qu’il serait cause d’un scandale et qu’il s’attirerait le blâme des honnêtes gens ; il a répondu qu’il ne craignait ni le blâme, ni le scandale. Il a en effet suivi, dans cette circonstance, ces belles paroles de l’Ecriture-Sainte : voe illi per quem scandalum venit. Enfin, le moment de l’enterrement est arrivé : un grand nombre de citoyens invités se sont rendus au lieu où était la défunte, indépendamment de ceux qu’avaient attirés l’indigne conduite du disciple d’Ignace. M. l’inspecteur des morts, accompagné de plusieurs citoyens, est allé chez le commissaire de police de la Croix-Rousse, qui, dans cette circonstance, a agi d’une manière louable, puisqu’il s’est présenté de suite revêtu de ses insignes en s’offrant de marcher à la tête du convoi, et obtempérant au désir des citoyens qui ont demandé que quelqu’un dit l’office des morts. Alors deux citoyens ont en effet rempli les fonctions de pasteur, mais avec des intentions [5.1]plus pures que n’aurait fait le disciple de Loyola. Arrivé à l’église, une foule nombreuse s’y était transportée ; les deux citoyens avaient à peine commencé à dire l’absoute, que le prêtre tolérant s’est présenté pour remplir ses fonctions mercantiles, alors la foule a refusé obstinément son ministère en criant unanimement : Nous n’en voulons plus. Nous ne savons trop ce qu’a pu valoir à ce prêtre le scandale causé par lui dans la maison de Dieu ; mais, ce qu’il a fait de mieux, sans contredit, a été de disparaître ; car la rumeur a cessé aussitôt. La cérémonie s’est terminée avec calme, et l’ordre n’a plus été troublé. Agréez, etc. daviet, buisson.
Littérature. Chansons de kauffmann.
On chante aujourd’hui moins qu’autrefois, et on pense davantage ; voila pourquoi la chanson a perdu peu à peu sa vieille physionomie. D’abord railleuse, sceptique effrontée, jetant à pleines mains le sarcasme et la boue sur les vieilles idoles, faisant profession d’incrédulité, elle fut l’auxiliaire du philosophisme du xviiie siècle, et battit en brèche l’antique édifice féodal ; – puis s’animant tout-à-coup comme d’un souffle d’en haut au spectacle de cette société nouvelle qui levait sa tête fièrement au-dessus des ruines des siècles passés, elle trouva des inspirations de feu et des accens à remuer les entrailles. – La Marseillaise mêla sa grande voix au canon de nos victoires, et son retentissement ébranla l’Europe ; – après les jours terribles de la Convention, vinrent les mœurs dissolues du Directoire, où la chanson fut libertine et rieuse, mais sans but cette fois, allant au hasard comme les hommes et la politique de l’époque, trébuchant aux portes des tavernes et des mauvais lieux ; – puis vint l’empire avec son despotisme, sa censure, ses munificences, et notre pauvre chanson se fit flagorneuse et rampante comme tout ce qu’on a appelé la littérature impériale ; léchant les pieds à l’homme du siècle, non parce qu’il fut grand, mais parce qu’il jeta aux écrivassiers en vers et en prose des pensions et des places, et l’on avait pour lui des phrases magnifiques, sauf à lui donner plus tard le coup de pied de l’âne pour conserver tout cela. – Et puis alors il se forma je ne sais combien de sociétés chantantes, buvantes et mangeantes, où l’on célébrait au dessert le vin, l’amour et la joie, Bacchus et Momus, la bouteille et le jus de la treille ; que sais-je encore, ma foi ? mille autres jolies choses comme celles-là ; car ce fut une époque aussi vide de sentimens et d’idées qu’elle fut pleine de souvenirs et de victoires. – La chanson d’autrefois, malicieuse et dévergondée, cachant souvent une profonde pensée sous un faux air de bonhomie, était morte ; et de même qu’il y avait en ce temps-là des littérateurs et pas de littérature, il y avait des chansonniers courtisans et mangeurs bien choyés, bien pensionnés, bien festoyés ; mais de véritables chansons, point. Avec Béranger a reparu la vieille chanson populaire ; mais bien rajeunie, ma foi, bien plus belle qu’elle ne fut jamais. – La chanson de Béranger a résumé en elle toutes les époques du genre ; elle aussi a été leste, grivoise, moqueuse, mais grande surtout, mais nationale, parce qu’elle sut évoquer de nobles et grands souvenirs, émouvoir les passions à des récits de gloire, s’associer à de sublimes infortunes. Ce sont de magnifiques pages littéraires sous le modeste titre de chansons, [5.2]que ces refrains populaires si justement appréciés, où l’inspiration la plus entraînante s’allie à une correction admirable de style, et où l’auteur se montre tour-à tour simple comme La Fontaine, gracieux comme Parny, spirituel et léger comme Voltaire, sublime comme Jean-Jacques, pathétique comme Vergniaud1 ! La chanson a pris aujourd’hui une allure nouvelle ; il faut, pour réussir, qu’elle se fasse sévère comme l’époque ; qu’elle ne détourne pas les yeux des misères sociales pour s’asseoir à la table de l’orgie, mais qu’elle s’associe à toutes les idées sociales, à toutes les sympathies populaires. Le champ à exploiter est vaste, et Béranger ne l’a pas épuisé. Parmi les disciples du maître, il faut reconnaître que M. Kauffmann, poète lyonnais, mérite un rang distingué. – Le volume de chansons qu’il publie, et dont quatre livraisons sur six ont déjà paru, se recommande par une allure mordante et un style ferme et correct. – Toutes ces chansons portent un cachet particulier ; les unes sont d’une gaîté bouffonne, les autres sont empreintes d’un caractère de haute pensée et brûlantes de patriotisme. – Nous voudrions que les bornes de cette feuille nous permissent de faire connaître, par quelques citations, les chansons de M. Kauffmann ; mais elles seront bientôt dans toutes les bibliothèques, et il serait dommage de les déflorer d’avance. – Nos lecteurs nous sauront gré de leur annoncer que la cinquième livraison est sur le point de paraître.
Variétés.
VOYAGES. – la foire de salone en dalmatie. – les ruines. Le soleil n’était pas encore levé que je quittai Spalatro pour prendre la belle route de Salone située à une lieue de là, où devait se tenir la foire annuelle qui a lieu pour la fête de la Sainte-Vierge, et rendez-vous de tous les habitans du cercle de Spalatro. Je trouvai la force armée déjà en mouvement : des bandes de pandours avec leurs harunbaschis à leur tête parcouraient les chemins aboutissans et assignaient à chacun sa place à mesure qu’il arrivait. On rencontrait de nombreux groupes de femmes ajustant leur toilette dans les champs, et dépourvues de miroir, on les voyait se mirer dans les eaux pures du ruisseau qui arrose la délicieuse vallée de Salone. Dans ce jour solennel, elles n’épargnaient pas le beurre qui, pour elles, remplace la graisse d’ours ou pommade divine. On ne peut se faire une idée de la variété des costumes de toute cette population endimanchée, surtout de ceux du beau sexe. Le luxe des Morlaques consiste en une profusion de pendans d’oreilles, de boutons, de bagues, de médailles, et de larges plaques incrustées de verres de toutes couleurs, imitation de pierres précieuses. Une compagnie de femmes, pliant presque sous le faix de ces bijoux, faisait entendre en marchant une symphonie semblable à un carillon de clochettes. Les tresses de la chevelure des hommes étaient aussi enduites de graisse, et ornées d’oripeaux et de rubans. Mais si vous aviez eu l’odorat délicat, vous vous seriez bien gardé d’approcher de trop près de ces bons Dalmates, dont l’haleine dénonçait qu’ils avaient copieusement déjeuné avec de la chair de chevreau à l’ail. Je me trouvai pris, à ma grande mortification, entre deux bandes qui m’entraînèrent du côté de l’église, où je fus un peu dédommagé par le spectacle qui se passa sous mes yeux. Ce [6.1]n’est qu’à la porte de l’église que les Morlaques déposent leurs armes, et j’eus bientôt tout un arsenal à examiner. On m’avertit cependant de ne pas toucher à ces armes ; c’eût été faire injure à ceux qui les portaient ; mais plusieurs d’entre eux les offrirent d’eux-mêmes à ma curiosité avec une complaisance où je lisais leur satisfaction personnelle. Il y avait des fusils de tous les calibres et de toutes les formes, dont un grand nombre étaient fabriqués avec des canons français et des platines turques, mais tous avec une crosse courte, qui lorsque le coup part repousse par ce choc brusque, qui est regardé par ces Morlaques comme une qualité et comme un accompagnement indispensable du combat. Plusieurs de ces crosses étaient incrustées d’ornemens grossiers en nacre, où l’on reconnaissait la main-d’œuvre des Monténégrins. La plupart avaient de longs canons damasquinés des manufactures turques. Les Morlaques sont d’ailleurs très habiles dans l’art d’arranger les diverses pièces d’une arme à feu. Entre autres fusils, j’en découvris un de la manufacture de Versailles, que son possesseur se vantait d’avoir pris à un courrier français tué de sa main. Rien n’égale la justesse du coup-d’œil d’un Morlaque lorsqu’il est étendu ou agenouillé derrière un buisson ; il ne vise jamais en vain. Il est moins adroit lorsqu’il tire le gibier au vol. Quand les munitions lui manquent, ce qui lui arrive quelquefois, comme on pense bien, il charge son mousquet avec de petits cailloux ou des morceaux de fer brisé. Le plus agréable présent qu’on puisse faire à un Morlaque, c’est de la poudre, et j’ai maintes fois conquis le cœur d’un ami en Dalmatie par le don d’une seule charge. Combien de fois ai-je été importuné par ceux qui me demandaient la même faveur. En retour, le gibier qu’ils rapportaient m’était offert très cordialement. Ils n’y tenaient pas. L’idée me vint malheureusement de montrer aux amateurs d’armes qui m’entouraient une paire de pistolets à platine chimique que je portais sur moi. La foule devint si grande, que je commençais à m’inquiéter des conséquences. Un morceau de bois que je lançai et tirai en l’air retomba deux fois de suite, avec l’empreinte du plomb, aux pieds des assistans, sans qu’ils m’eussent vu amorcer. Ils crurent qu’il y avait là-dessous quelque magie, d’autant mieux qu’ayant remis à l’un d’eux le pistolet sans avoir touché à l’amorce, il ne put parvenir à le faire partir. Je fus obligé d’avoir recours à l’intervention des pandours pour sortir du cercle qui s’était formé autour de moi, et où j’étais sur le point d’étouffer pour prix de la curiosité et de la surprise que j’avais excitées. Pendant tout le reste du jour, les miraculeux pistolets furent le texte des entretiens de tous les Morlaques, jeunes et vieux, qui tous me regardaient avec un air de respect et même de crainte superstitieuse. Vers le soir, un Morlaque de Souzeude, ville située sur la frontière turque, m’offrit toutes ses armes qui consistaient en cinq pièces de quelque valeur, si je voulais lui donner en échange un de mes pistolets, en lui communiquant le secret magique. Quelque envie que j’eusse de me procurer des armes turques, je préférais conserver mon crédit de magicien, et je refusai le marché. Je voulus justement savoir le prix en argent de ce qui m’était offert : mon marchand estima ses armes 90 piastres d’Espagne. Je lui dis ce que j’avais payé mes pistolets, pour lui montrer qu’ils ne coûtaient pas le quart de cette somme ; mais il me répartit vivement : « Ah ! monsieur, vous ne me dites pas ce que vous avez payé pour le charme ! » L’office divin se termina par la procession de la Vierge [6.2]dont on porta la statue dans les rues de la ville. Les prêtres et les officians furent entourés de la troupe armée. Le vice-gardar et les harunbaschis, le sabre nu à la main, firent faire place au cortège, et je ne vis pas sans surprime la patiente soumission de ce peuple sauvage et impétueux, ainsi que la résignation avec laquelle les plus farouches Morlaques se laissaient maltraiter par leurs magistrats. Un petit signe à leur chapeau rouge est tout ce qui distingue les pandours de service, et ce signe suffit pour leur donner l’autorité d’arrêter leurs concitoyens, souvent même leurs propres parens ; tandis que sans cette espèce de cocarde brodée, toucher seulement un homme, serait donner un signal de meurtre et de carnage. Voila certes une preuve du respect que les Dalmates portent à la loi. Quand la sainte image fut déposée sur une certaine pierre ornée de fleurs, pour servir de reposoir, et autour de laquelle plus de soixante pandours présentant les armes formaient un cercle, la foule fut si grande et si agitée qu’il y eut un moment de désordre. Chacun avait voulu faire consacrer son chapelet par le contact de la statue ; les prêtres se mirent à distribuer les rosaires bénis en dehors du cercle, et ce fut alors que les réclamations de tous ceux qui reconnaissaient les leurs firent naître les plus violentes querelles. Ces querelles devinrent des combats lorsque la procession, ayant repris sa marche, la populace se disputa les fleurs du reposoir. Ce fut un spectacle étrange : les prêtres et les moines chantaient les hymnes religieux, les armes des soldats étincelaient sous les bannières flottantes, et entre les riches vêtemens sacerdotaux, en même temps que s’élevaient les clameurs des combattans, mêlées aux saintes paroles de saint Ambroise. La toilette de mainte belle fut endommagée dans ce tumulte ; il était aisé d’estimer à leurs chevelures en désordre le prix qu’elles attachaient au gage de leur victoire. Sur les onze heures, aux cérémonies de l’église succédèrent celles du festin du jour : de longues broches, auxquelles tenaient des agneaux rôtis tout entiers, furent plantées dans la terre comme des étendards, et tout autour s’assirent les groupes variés de chaque famille, qui comprenaient quelquefois jusqu’à trois générations. Les hommes ayant les premiers satisfait leur appétit, qui me parut des plus voraces, les femmes eurent leur tour, mais il ne leur restait presque que les os ; de l’ail cru et du vin qui coulait abondamment des outres en peau de bouc, tinrent lieu de dessert. Les Morlaques mangent peu de pain, leur mets favori est la viande, qu’ils dévorent avec une grande avidité. J’en ai vu qui mangeaient tout un agneau rôti en un seul repas. Ils supportent pourtant de longs jeûnes, et pendant plusieurs mois d’hiver les femmes vivent de racines et d’oignons sauvages. Mais ce peuple préfère à tout le jus généreux de la grappe que produit son fertile climat, et il en boit sans modération tant que la provision dure. Le Morlaque aime aussi beaucoup les banquets et ne perd pas les occasions de fête, telles qu’une mort, une naissance, un mariage ; il faut y ajouter les fêtes de l’église, les anniversaires et les réjouissances de famille, si bien qu’une moitié de la semaine se passe en galas, au risque d’affamer le pays. Le son de plus en plus élevé de la voix des chanteurs, et par moment les notes monotones du fifre morlaque ou d’une rauque cornemuse, annoncèrent la fin du repas et le commencement de la danse. Personne ne parut s’inquiéter de trouver un emplacement pour ce divertissement. Le bal s’ouvrit un peu partout : sur la grande route, dans un champ, sur une bruyère, derrière une [7.1]chaumière ; avec ou sans musique. Chaque corps de danseurs se plaçait en rond, se tenant les uns les autres par leur ceinture de cuir. A un signal, tous se mirent à tourner en frappant du pied de manière à ébranler le sol. Le coryphée de la danse en dirigeait les mouvemens à son gré, tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, en lui faisant décrire mille capricieux tourbillons, et en ralentissant ou hâtant le pas tour à tour, Malheur à celui qui lâchait la ceinture de son voisin : il mesurait inévitablement, la terre et entraînait sur lui tous ceux qui le suivaient, comme des capucins de cartes. On appelle cette danse la roue (colo), elle a beaucoup de rapport avec les joyeuses farandoles des provinces méridionales de la France. Quelquefois, lorsqu’un Morlaque fatigué et halelant à force de frapper du pied la terre, ne peut aller plus avant, un autre, qui n’a pas encore pris part à cet exercice, se glisse adroitement à sa place sans rompre la chaîne. Les femmes (vieilles et jeunes s’en mêlent) sont en général plus nombreuses que les hommes ; ceux-ci ne quittent pas leurs armes en dansant, et l’on entend souvent partir un pistolet au milieu d’un groupe. Après la danse, vient le tir. De toutes parts les balles passent en sifflant sur vos têtes ; les patrouilles de pandours multiplient alors leurs rondes au milieu du tumulte ; mais il est rare qu’ils n’aient pas pris part au festin et leur gravité en souffre. Je remarquai, comme un des plus singuliers contrastes de cette fête sauvage, les groupes de Castellani, habitans du long de la rivière ou rive du Thrace, près de Spalatro, qui se tenaient à l’écart des autres Morlaques, et s’asseyaient à table dans les maisons voisines, à la manière des hommes civilisés. Le costume des hommes était à peu près italien, et ils se contentaient pour toute arme d’un simple, couteau. Les femmes étaient richement vêtues de robes rouges flottantes avec un manteau à manches de la même couleur. Les groupes d’une classe plus élevée, s’assemblèrent pour le bal plus tard que les autres, sous une tente de toile, dressée sur les bords de la Salone. Ils exécutaient une espèce de danse montferrine, dans laquelle les plis de leurs costumes se déroulaient avec un effet pittoresque. Enfin, l’approche du soir rappela aux plus joyeux danseurs qu’ils avaient encore du chemin à faire pour retourner chez eux, et la foule commença à se disperser dans toutes les directions : la plupart des hommes étaient à cheval, les femmes cheminaient à pied, chargées de leurs enfans, de leurs ornemens de toilette et des divers objets achetés à la foire. Je ne puis m’empêcher de remarquer ici que le traitement humiliant des femmes chez les Morlaques est une preuve de la dégénération de cette race. J’ai vu avec peine des femmes, dans une grossesse avancée, se livrant au travaux les plus pénibles de l’agriculture, pendant que leurs maris étaient là, près d’elles, l’air indifférent, appuyés sur leurs mousquets, et fumant leur pipe. La coutume sauvage de venger le sang par le sang est encore un des fléaux de ces contrées qui contribue à les dépeupler et à y favoriser un grand nombre de crimes. La nuit vint. Les ruines de l’antique Salone s’animèrent du chant des buveurs et des derniers coups de fusil qui annonçaient la fin de la fête. Je suivis, pour m’en retourner, la route magnifique qui longe les bords du Thrace, et me rendis à Spalatro pour y contempler à loisir les débris du palais de Dioclétien. On sait que cet empereur, après avoir renoncé au trône, choisit pour sa retraite cette partie de la Dalmatie, et qu’il y fit élever un grand nombre de somptueux édifices dignes [7.2]de la grandeur romaine. J’avais déjà visité Spalatro, la ville la plus considérable et la plus peuplée de la Dalmatie, et qui est sortie de ces immenses palais et de leurs vastes dépendances. Mais ce qui piqua surtout ma curiosité, ce fut les ruines de Salone, que les Barbares détruisirent en partie vers le viie siècle. J’admirai le temple de Jupiter, qui depuis les premières années, de l’ère chrétienne, a été transformé en église ; le vestibule et la magnifique colonnade ; le temple d’Esculape, qui sert maintenant de baptistère, et la cathédrale qui était jadis un temple consacré à Diane. Le portique, à l’entrée duquel est encore debout un sphinx en marbre, est aussi un monument très remarquable. En 1815, l’empereur d’Autriche ayant visité ces ruines, consacra des fonds pour y faire des fouilles, et on disposa un musée afin d’y renfermer les objets qu’on viendrait à découvrir. On a déjà retrouvé parmi les décombres une magnifique figure de Junon en marbre, des vases, des ornemens d’or et d’argent, des médaillés, des ustensiles de ménage, toutes sortes d’objets curieux et rares, comme des pierres portant des inscriptions, de petites chaînes et des anneaux en or, des flacons de cristal, et des encriers métalliques, dont quelques-uns contiennent encore de l’encre en état de dessication. Aujourd’hui, la plus grande partie de l’emplacement qu’occupait l’antique Salone est déjà déblayé. (Edimb. Mag. Walden’s Travels.)
Nouvelles Diverses. Ces jours derniers, un mouvement considérable d’artillerie s’est opéré de Vincennes sur Versailles. Hier encore, huit pièces avec tous leurs équipages, appartenant au 1er régiment de cette arme, ont traversé la ligne entière des boulevards de Paris. Chacun se pressait sur leur passage, ne sachant ce que signifiait un pareil remue-ménage. Une rixe grave a eu lieu au mont Saint-Michel, dit un journal, entre le détenu jeanne et une demi-douzaine de légitimistes qui s’étaient élancés sur lui et lui avaient arraché sa cocarde et sa décoration de Juillet. Jeanne, armé d’un pistolet à baïonnette, se défendait avec vigueur, lorsqu’il a été secouru par un gardien. Le condamné républicain a été forcé d’abandonner la chambre qu’il avait voulu garder dans le quartier des légitimistes. (Le Temps.) M. Mauguin vient d’être nommé, à la presque unanimité, délégué de la Guadeloupe. Cette nomination, faite contre les influences du ministère, et qui ne doit être attribuée qu’aux opinions connues de l’honorable député, indique un changement de direction dans l’esprit des colonies. L’autre délégué de la Guadeloupe est M. de Jabrun. Un individu nommé François-Claude Bonnet est mort il y a quelques années roi de Madagascar ; il a laissé 75 millions, dont la banque de Londres est dépositaire. Son acte de décès indique qu’il est né à St-Pardoux, diocèse de Limoges. Les familles qui croiraient avoir droit à cette riche succession, sont invitées à faire, venir franco les pièces et documens sur lesquels elles fonderaient leurs prétentions, à M. Duguet-Dubois, propriétaire à Limoges. (Gazette du Limousin.) M. l’abbé Jamet1, directeur de la maison du Bon-Sauveur, vient de présenter à l’Académie de Caen un jeune sourd-muet qu’il est parvenu, à faire parler d’une manière assez correcte. Plusieurs membres lui adressent par l’intermédiaire du savant instituteur, des questions sur son âge, sur ses études, et il répond à tout sans embarras. Mais il y a quelque chose d’étrange et de forcé dans cette voix sourde et saccadée qui ne correspond point à l’organe de l’ouie, et que l’on dirait sortir d’un automate, si le travail de la poitrine et de l’appareil vocal n’avertissait du contraire. M. Jamet entre dans quelques détails sur la manière dont il s’y [8.1]est pris pour obtenir ce résultat. Il a dessiné une bouche ouverte et y a tracé une langue dans toutes les positions nécessaires pour l’émission des différens sons. Quelques-uns lui ont coûté beaucoup de peines, et surtout les voyelles nasales. Il a fallu six mois à l’élève pour articuler les ll mouillées, et l’on remarque encore que c’est le signe qu’il prononce le moins distinctement. A défaut de la parole, que l’on ne peut guère regarder chez lui que comme un prodige de l’art, l’élève de M. Jamet se sert de l’écriture avec une rare facilité, et peut se mettre ainsi en communication très rapide avec ceux qui l’entourent. Les mots qu’il vient d’écrire sont ceux qu’il prononce le mieux, et, ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est que, quand il a mal dit, il se reprend à un signe du professeur, il se corrige, et finit par approcher autant que possible de la perfection. Il n’entend nullement, pas même le tonnerre. « Seulement, dit-il, quand une voiture passe dans la rue, je sens un bruit sous mes pieds. » Ce jeune homme a 18 ans, et annonce beaucoup d’intelligence ; son extérieur est agréable ; ses yeux sont vifs, et, quoique calme et composé, il y a de l’expression dans sa physionomie. C’est le seul sourd-muet que M. Jamet ait tenté jusqu’ici de faire parler. Il est le petit-neveu du cardinal Lafare. Pour lui témoigner sa satisfaction, l’académie, sur la proposition de M. Lair, président, a engagé ce jeune homme à écrire son nom sur le registre des séances, en ajoutant la qualité d’élève de M. l’abbé Jamet. (Mémorial du Calvados2 du 5 mars.)
Une succursale de la Banque de Prévoyance de Paris est établie à Lyon , dans l’étude de Me Casati, notaire, place des Carmes. Cette Banque, créée par ordonnance royale du 28 avril 1820, est d’une utilité majeure pour toutes les classes de la société ; les moindres économies, comme les sommes les plus élevées, y trouvent sûreté complète et augmentation considérable des revenus, sans aliénation des capitaux. Les intérêts y sont payés à chaque semestre de mars et de septembre, ou réunis aux capitaux et payés en masse à des termes fixes de 5, 10, 15 ou 20 ans. (Communiqué,)
THÉÂTRE DES CÉLESTINS. Le bénéfice de Mlle Henriette Baudoin n’a pas été aussi fructueux que nous l’attendions : la salle n’était pas comble. Cette jeune et jolie actrice méritait mieux. En revanche, la société était bien choisie ; pas de cris, pas de tumulte dans le parterre, tout s’est passé avec calme et dignité ; aussi les ouvrages qu’on donnait ont-ils été écoutés avec attention. Le spectacle a commencé par l’Infame ou le Guelfe et le Gibelin, drame en cinq actes du citoyen Louis. L’auteur n’a pas retracé fidèlement une époque aussi féconde en événemens extraordinaires ; il s’est contenté d’un épisode puisé, dit l’affiche, dans une chronique du 15e siècle, c’est-à-dire au moment où les dissensions et les troubles élevés par les partis guelfe et gibelin commençaient à disparaître pour faire place à l réforme religieuse prêchée par Luther… Ce drame, dont nous ne tracerons pas ici l’analyse, afin de laisser au public tout le charme de la surprise, a été constamment applaudi, et les bravos de la fin ont couronné l’œuvre. Il est vrai de dire que les nombreuses et judicieuses allusions qu’il renferme ont été appliquées par le parterre aux circonstances actuelles ; et que l’annonce d’un système plus large et mieux ordonné de la répartition des impôts demandé au nom du peuple napolitain par le guelfe Meloni, a trouvé de [8.2]l’écho parmi nos prolétaires. Le dénoûment, que tout le monde croyait prévoir, a été des plus imprévus et a développé d’une manière lumineuse l’idée constante de l’auteur, qui nous a montré vice et corruption du côté de la cour, vertus et héroïsme du côté du peuple. Les artistes ont tous rivalisé de zèle et contribué beaucoup au succès de ce drame ; nous mentionnerons particulièrement Jules dans le rôle du Gibelin, qui n’est autre qu’un carliste de nos jours, et Tony dans celui du Guelfe ou le républicain. Le Sauveur, vaudeville en trois actes, et les Malheurs d’un joli garçon, ont gaîment terminé une soirée qui avait commencé par une horrible infamie.
Avis Le 9 mars courant, à neuf heures du matin, Louis Quenel, âgé de 13 ans et demi, fils du sieur Quenel, portier, demeurant rue des Deux-Angles, n. 5, a disparu de Lyon, sans qu’il ait été possible de découvrir ce qu’il est devenu. Signalement : Cheveux et sourcils châtains, yeux noirs, nez épaté, bouche moyenne, menton rond, visage ovale, et teint brun. Il avait pour vêtemens un habit noir, un pantalon bleu foncé, un gilet de couleur olive ; il portait un chapeau blanc et des souliers. Les personnes qui pourraient donner des renseignemens sur ce jeune homme, les adresseront à la préfecture du Rhône, division de la police.
AVIS DIVERS.
AVIS. – Une jeune chienne croisée épagnole et braque, taille moyenne, poil gris mélangé de taches marron, oreilles à longs poils marron, marques de feu au-dessus des yeux, museau, pointu, courte queue à longs poils, dessous du ventre blanc soieux, a été perdue dans le quartier de la Quarantaine, le 12 février dernier. On offre une récompense de 15 fr. à qui la ramènera à M. de la Perrière, à la Mulatièr, maison en face du pont. Elle portait un collier commun en cuir noir, avec boucle et anneau de fer. (322) A VENDRE, pour cause d’infirmité, un magasin d’épicier-revendeur, bien achalandé, dans un quartier d’ouvriers. S’adresser à la Croix-Rousse : place de la Visitation, grande maison Perrein ; n. 1, au sieur Reyjoly, épicier. (320) A VENDRE, 2 métiers de schalls 6/4, en 1,500, avec suite d’ouvrage et suite de loyer si l’acheteur le désire. – S’adresser au bureau. (320) A VENDRE, une banque de 50 tavelles pour grège ; un doublage ou trancanage de 50 à 100 broches ; 2 métiers mécaniques à rotation en fer. S’adresser à M. Ardin, vis-à-vis le pont de la Gare, à Vaise. (319) Un jeune homme de quinze ans environ, désire se placer comme apprenti dans une fabrique de velours. S’adresser, pour les renseignemens, à Mme Enjalbert, lisseuse, quai des Cordeliers, n° 57, 2e montée, au 3me étage. (317) A VENDRE une mécanique en 744 courant, corps et remisse en soie, travaillant pour étoffes d’ameublement. S’adresser au bureau. Chansons par le citoyen kauffmann. Les 2me et 3me livraisons viennent de paraître ; prix 50 c. chaque. En vente au bureau du journal.
Notes ( Littérature. Chansons de kauffmann.)
. Evariste de Forges de Parny (1753-1814), poète français. Pierre Victurnien Vergniaud (1753-1793), député (Girondin) à l’Assemblée législative puis à la Convention.
Notes (Nouvelles Diverses. Ces jours derniers, un...)
. Mention de l’abbé Pierre-François Jamet (1762-1845), l’un des tout premiers à souligner la nécessité d’un traitement plus humanitaire des « aliénés ». Il crée une école spéciale pour les sourds-muets, intégrée à la communauté du Bon-Sauveur à Caen et publie en 1820 puis 1821 deux mémoires importants sur l’instruction des sourds-muets . Peut-être ici, Le Pilote. Journal du Calvados, publié à Caen depuis 1830.
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