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23 mars 1834 - Numéro 64
 
 

 



 
 
    
 

Ainsi que nous l?avions annoncé dans notre dernier numéro, nous donnons aujourd?hui quelques morceaux de la brillante et chaleureuse plaidoirie de Me périer. ? Nous regrettons vivement que l?exiguïté de notre feuille nous commande l?avarice ; car c?était beaucoup moins l?avocat et sa parole que nous voulions présenter ainsi à nos lecteurs, que l?homme de c?ur plaidant avec la voix de sa conscience la cause du peuple, et traçant hardiment l?avenir de l?humanité.1 ? Mais hâtons-nous de le laisser parler.

« Il est des jours de douleur pour les nations ; ? des jours de deuil qui traînent après eux un long cortège de regrets et de larmes, ? et dont les anniversaires apparaissent couronnés de souvenirs funèbres et voilés d?un linceul de mort. ? Jours néfastes que Dieu a marqués du sceau de la nécessité ; ? que l?histoire transmet à la mémoire des âges à venir, ? et qui demeurent debout au milieu des siècles qui s?accomplissent et des générations qui passent, comme de grands enseignemens de la providence ! ? Il fut un jour, et ce jour n?est pas loin, où des intérêts mal compris divisèrent les citoyens en deux camps ; ? où des c?urs, qui devaient s?entendre plus tard, s?exaltèrent à des pensées de haine et bondirent au bruit des armes ; ? où des mains fraternelles croisèrent le fer contre le fer ; ? où la destruction et la mort promenèrent dans nos rues leurs faces hideuses. ? Triste lutte ! où furent frappés de nobles c?urs, ? où de belles vies furent moissonnées, ? brillantes comme un rêve d?espoir qu?emporte en murmurant le flot mouvant de la destinée. ? Il nous en souvient à nous, témoins et acteurs dans ce terrible drame ; ? et quand l??uvre de la fatalité fut accomplie, ? aux émotions fébriles du combat a succédé la pitié? ? la pitié sainte à qui il fut donné d?éteindre tous les ressentimens ; ? cette seconde providence qui ne distingue point entre les afflictions d?ici-bas, et se répand sur tous comme les bénédictions du ciel ! ? Nous n?avons pas eu de voix pour maudire, ? mais des sympathies pour toutes les misères, des larmes pour toutes les douleurs, des fleurs pour toutes les sépultures.

« Deux ans se sont écoulés. ? Et l?on vient aujourd?hui rallumer des haines éteintes, ? rouvrir sous vos pas le volcan des passions !? ? On vient insulter à notre douleur pieuse, ? nous faire un crime d?avoir pleuré, ? et froidement dresser un acte d?accusation en face [5.2]des tombeaux de nos frères, dont les mânes sanglans frémissent dans cette enceinte !!?

« Ombres généreuses qui m?entendez, je ne faillirai pas à mes devoirs !? ? Je ne viendrai pas, au nom de mes cliens, renier leur foi de la veille et leur part de solidarité ; ? ils ont accepté les chances de la lutte pour défendre à leurs risques et périls votre sainte mémoire ! ? et quoiqu?il puisse advenir, du moins ils n?auront pas à se repentir d?avoir suivi les inspirations de la conscience et de l?honneur. ? Leur conduite présente est écrite dans leur passé : ? ils aiment mieux être condamnés debout que d?être acquittés à genoux ! [?]

« Avant d?aborder les spécialités de ce procès, je dois me placer un instant au milieu des événemens qui ont inspiré l?article poursuivi par le ministère public ; ? j?écarterai de ces événemens tout ce qui peut avoir un caractère de personnalité quelconque : ? je ne veux les envisager que de haut et sous leur plus large point de vue.

« Toutes les fois qu?il y a dans la société un intérêt légitime qui se trouve opprimé par d?autres intérêts, il y a perturbation, désordre, anarchie. ? C?est un état de choses irrationnel qui ne se peut prolonger, ? un mal interne qui doit se manifester tôt ou tard par une crise extérieure.

« L?industrie se compose de deux intérêts également légitimes, et dont l?un ne peut, sans péril, opprimer l?autre : ? 1° le travail qui met en ?uvre ; ? 2° le capital ou les avances nécessaires pour avoir la matière première et attendre le placement de la chose produite. ? Ce sont là deux élémens nécessaires à la production, dont chacun doit avoir sur le prix une part correspondante à sa valeur réelle.

« Ces deux intérêts se trouvaient en présence en novembre 1831.

« L?un était opprimé et devait l?être, ? car dans l?état actuel de l?industrie, où les parts entre le capital et le travail sont faites par le capitaliste, il est impossible que ces deux intérêts trouvent également satisfaction.

« Et c?est dans ce désordre moral, dans ce défaut d?équilibre entre deux forces sociales, ? dans cet obstacle à une répartition équitable et rationnelle qu?il faut chercher la cause de ces agitations sourdes dont on ne voit trop souvent que la surface.

« Il fallait voir dans ce conflit d?intérêts la manifestation d?un besoin social ; il fallait reconnaître qu?il y avait là un intérêt légitime à satisfaire, étudier la cause du malaise général, ? s?appliquer à prévenir une explosion.

« C?était au Pouvoir, chargé de protéger tous les intérêts, à comprendre la situation et à y pourvoir ; la cause du mal bien connue, il fallait chercher le remède, ? instituer des banques de crédit, des établissemens de travail où tous les intérêts eussent trouvé leur place, ? montrer tout au moins qu?on s?occupait des besoins généraux en créant des commissions d?enquête sur les moyens de détruire ou d?atténuer ces causes de misère, ? disposer enfin les classes souffrantes à attendre patiemment un avenir meilleur en leur prouvant qu?on s?était rendu compte de leur position et qu?on s?efforçait d?y remédier.

« Qu?a-t-on fait ? ? Rien !!?

« Je me trompe : on a fait rouler des canons, déployé des régimens ; on a fait de la force.

« Qu?est-il advenu ?? Vous le savez tous.

« Elle fut terrible cette explosion, comme ces tremblemens de terre convulsifs qui ébranlent les empires sur leurs bases séculaires. ? C?est qu?on n?avait vu que des agitations à réprimer par la force, là où il y avait un mal profond à guérir ! ? C?est qu?on s?était cloîtré pendant de longues années dans le cercle étroit des abstractions gouvernementales, ? s?habituant à voir tout l?avenir social dans des questions de pondération et d?équilibre de pouvoir ; ? c?est qu?on avait tout prévu, tout calculé, tout systématisé, tout doctrinalisé dans les écrits et les discours parlementaires, hors les besoins généraux de l?humanité. ? Le temps vient où ces besoins dont on n?a pas daigné tenir compte surgissent comme d?impérieuses réalités. ? On veut les nier, parce qu?ils ne sont pas entrés dans les calculs des politiques de la veille ; on leur ferme toute issue, ? et plus fort que tous les obstacles, le torrent qui gronde emporte et roule dans ses larges flots les digues impuissantes qu?on lui oppose !

« Messieurs, voila novembre. ? Ne récriminons point contre des faits accomplis ; ? n?accusons point les hommes là où se montre le doigt mystérieux de la fatalité ; ? mais reconnaissons, pour être justes, un fait que l?histoire aussi reconnaîtra : ? c?est qu?un intérêt légitime [6.1]a été violemment comprimé, et que son explosion a été elle-même légitime, parce qu?elle a été nécessaire !?

« Dans les rangs des travailleurs furent quelques hommes qui n?appartenaient pas eux-mêmes aux classes souffrantes, ? mais dévoués à la cause du travail, ayant des larmes pour tous les maux, comme d?autres ont des sourires pour toutes les prospérités, et de l?encens pour toutes les idoles ; ? hommes qui s?étaient donné la mission trop souvent insultée, mais plus tard comprise, de venir au secours de ceux qui souffrent. ? Ils ne s?inquiétèrent pas si leur conduite devait, quelques mois après, les traîner sanglans sur les bancs d?une cour d?assises ; ? leurs convictions parlaient, ils obéirent ; ? il allait donner du sang, ils payèrent leur dette ! [?]

Notes (  Ainsi que nous l?avions annoncé dans notre...)
1. L?échec de la grève de février 1834, le raidissement des autorités orléanistes et l?accélération de la répression conduisent à la soudure graduelle entre les mutuellistes et les républicains. Toutefois, les mutuellistes conservent leur autonomie et, la jugeant prématurée, résisteront, par exemple, courant mars 1834, au projet d?insurrection immédiate fomenté par les membres lyonnais de la Société des droits de l?homme. Durant ce mois de mars, les références au républicanisme se multiplient donc dans le journal. Ce sont dans les premiers jours d?avril 1834, à la veille de l?insurrection, qu?un « comité d?ensemble » réunissant républicains et mutuellistes sera finalement formé.

 

 

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