Ainsi que nous l?avions annoncé dans notre dernier numéro, nous donnons aujourd?hui quelques morceaux de la brillante et chaleureuse plaidoirie de Me périer. ? Nous regrettons vivement que l?exiguïté de notre feuille nous commande l?avarice ; car c?était beaucoup moins l?avocat et sa parole que nous voulions présenter ainsi à nos lecteurs, que l?homme de c?ur plaidant avec la voix de sa conscience la cause du peuple, et traçant hardiment l?avenir de l?humanité.1 ? Mais hâtons-nous de le laisser parler.
« Il est des jours de douleur pour les nations ; ? des jours de deuil qui traînent après eux un long cortège de regrets et de larmes, ? et dont les anniversaires apparaissent couronnés de souvenirs funèbres et voilés d?un linceul de mort. ? Jours néfastes que Dieu a marqués du sceau de la nécessité ; ? que l?histoire transmet à la mémoire des âges à venir, ? et qui demeurent debout au milieu des siècles qui s?accomplissent et des générations qui passent, comme de grands enseignemens de la providence ! ? Il fut un jour, et ce jour n?est pas loin, où des intérêts mal compris divisèrent les citoyens en deux camps ; ? où des c?urs, qui devaient s?entendre plus tard, s?exaltèrent à des pensées de haine et bondirent au bruit des armes ; ? où des mains fraternelles croisèrent le fer contre le fer ; ? où la destruction et la mort promenèrent dans nos rues leurs faces hideuses. ? Triste lutte ! où furent frappés de nobles c?urs, ? où de belles vies furent moissonnées, ? brillantes comme un rêve d?espoir qu?emporte en murmurant le flot mouvant de la destinée. ? Il nous en souvient à nous, témoins et acteurs dans ce terrible drame ; ? et quand l??uvre de la fatalité fut accomplie, ? aux émotions fébriles du combat a succédé la pitié? ? la pitié sainte à qui il fut donné d?éteindre tous les ressentimens ; ? cette seconde providence qui ne distingue point entre les afflictions d?ici-bas, et se répand sur tous comme les bénédictions du ciel ! ? Nous n?avons pas eu de voix pour maudire, ? mais des sympathies pour toutes les misères, des larmes pour toutes les douleurs, des fleurs pour toutes les sépultures.
« Deux ans se sont écoulés. ? Et l?on vient aujourd?hui rallumer des haines éteintes, ? rouvrir sous vos pas le volcan des passions !? ? On vient insulter à notre douleur pieuse, ? nous faire un crime d?avoir pleuré, ? et froidement dresser un acte d?accusation en face [5.2]des tombeaux de nos frères, dont les mânes sanglans frémissent dans cette enceinte !!?
« Ombres généreuses qui m?entendez, je ne faillirai pas à mes devoirs !? ? Je ne viendrai pas, au nom de mes cliens, renier leur foi de la veille et leur part de solidarité ; ? ils ont accepté les chances de la lutte pour défendre à leurs risques et périls votre sainte mémoire ! ? et quoiqu?il puisse advenir, du moins ils n?auront pas à se repentir d?avoir suivi les inspirations de la conscience et de l?honneur. ? Leur conduite présente est écrite dans leur passé : ? ils aiment mieux être condamnés debout que d?être acquittés à genoux ! [?]
« Avant d?aborder les spécialités de ce procès, je dois me placer un instant au milieu des événemens qui ont inspiré l?article poursuivi par le ministère public ; ? j?écarterai de ces événemens tout ce qui peut avoir un caractère de personnalité quelconque : ? je ne veux les envisager que de haut et sous leur plus large point de vue.
« Toutes les fois qu?il y a dans la société un intérêt légitime qui se trouve opprimé par d?autres intérêts, il y a perturbation, désordre, anarchie. ? C?est un état de choses irrationnel qui ne se peut prolonger, ? un mal interne qui doit se manifester tôt ou tard par une crise extérieure.
« L?industrie se compose de deux intérêts également légitimes, et dont l?un ne peut, sans péril, opprimer l?autre : ? 1° le travail qui met en ?uvre ; ? 2° le capital ou les avances nécessaires pour avoir la matière première et attendre le placement de la chose produite. ? Ce sont là deux élémens nécessaires à la production, dont chacun doit avoir sur le prix une part correspondante à sa valeur réelle.
« Ces deux intérêts se trouvaient en présence en novembre 1831.
« L?un était opprimé et devait l?être, ? car dans l?état actuel de l?industrie, où les parts entre le capital et le travail sont faites par le capitaliste, il est impossible que ces deux intérêts trouvent également satisfaction.
« Et c?est dans ce désordre moral, dans ce défaut d?équilibre entre deux forces sociales, ? dans cet obstacle à une répartition équitable et rationnelle qu?il faut chercher la cause de ces agitations sourdes dont on ne voit trop souvent que la surface.
« Il fallait voir dans ce conflit d?intérêts la manifestation d?un besoin social ; il fallait reconnaître qu?il y avait là un intérêt légitime à satisfaire, étudier la cause du malaise général, ? s?appliquer à prévenir une explosion.
« C?était au Pouvoir, chargé de protéger tous les intérêts, à comprendre la situation et à y pourvoir ; la cause du mal bien connue, il fallait chercher le remède, ? instituer des banques de crédit, des établissemens de travail où tous les intérêts eussent trouvé leur place, ? montrer tout au moins qu?on s?occupait des besoins généraux en créant des commissions d?enquête sur les moyens de détruire ou d?atténuer ces causes de misère, ? disposer enfin les classes souffrantes à attendre patiemment un avenir meilleur en leur prouvant qu?on s?était rendu compte de leur position et qu?on s?efforçait d?y remédier.
« Qu?a-t-on fait ? ? Rien !!?
« Je me trompe : on a fait rouler des canons, déployé des régimens ; on a fait de la force.
« Qu?est-il advenu ?? Vous le savez tous.
« Elle fut terrible cette explosion, comme ces tremblemens de terre convulsifs qui ébranlent les empires sur leurs bases séculaires. ? C?est qu?on n?avait vu que des agitations à réprimer par la force, là où il y avait un mal profond à guérir ! ? C?est qu?on s?était cloîtré pendant de longues années dans le cercle étroit des abstractions gouvernementales, ? s?habituant à voir tout l?avenir social dans des questions de pondération et d?équilibre de pouvoir ; ? c?est qu?on avait tout prévu, tout calculé, tout systématisé, tout doctrinalisé dans les écrits et les discours parlementaires, hors les besoins généraux de l?humanité. ? Le temps vient où ces besoins dont on n?a pas daigné tenir compte surgissent comme d?impérieuses réalités. ? On veut les nier, parce qu?ils ne sont pas entrés dans les calculs des politiques de la veille ; on leur ferme toute issue, ? et plus fort que tous les obstacles, le torrent qui gronde emporte et roule dans ses larges flots les digues impuissantes qu?on lui oppose !
« Messieurs, voila novembre. ? Ne récriminons point contre des faits accomplis ; ? n?accusons point les hommes là où se montre le doigt mystérieux de la fatalité ; ? mais reconnaissons, pour être justes, un fait que l?histoire aussi reconnaîtra : ? c?est qu?un intérêt légitime [6.1]a été violemment comprimé, et que son explosion a été elle-même légitime, parce qu?elle a été nécessaire !?
« Dans les rangs des travailleurs furent quelques hommes qui n?appartenaient pas eux-mêmes aux classes souffrantes, ? mais dévoués à la cause du travail, ayant des larmes pour tous les maux, comme d?autres ont des sourires pour toutes les prospérités, et de l?encens pour toutes les idoles ; ? hommes qui s?étaient donné la mission trop souvent insultée, mais plus tard comprise, de venir au secours de ceux qui souffrent. ? Ils ne s?inquiétèrent pas si leur conduite devait, quelques mois après, les traîner sanglans sur les bancs d?une cour d?assises ; ? leurs convictions parlaient, ils obéirent ; ? il allait donner du sang, ils payèrent leur dette ! [?]