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15 janvier 1832 - Numéro 12
 
 

 



 
 
    

Nous avons fait1, dans un de nos précédens Numéros, le détail de ce que gagnaient un chef d'atelier et un ouvrier, en tissant l'étoffe unie ; maintenant, pour ne point laisser de doute à M. Fulchiron, ainsi qu'à ceux qu'il aurait induits en erreur par son discours à la chambre des députés, en disant que l'ouvrier est plus heureux aujourd'hui que dans le temps de l'empire, nous allons comparer les prix de cette époque avec ceux que paient maintenant les honnêtes négocians. Le gros de Naples se payait, il y a 20 ans, de 90 c. à 1 fr. 20 c. l’aune, suivant les qualités ; aujourd'hui de 45 à 60 c. La lévantine, étoffe dont les fabriques étaient très-multipliées à cette époque, s'est payée jusqu'à 1 fr. 30 c. ; aujourd'hui 60 à 70 c. Les satins, 60 à 80 portées, de 90 c. à 1 fr. 10 c. ; aujourd'hui 40 à 50 c. Les reps ont commencé à être payés 2 fr. 50 c. ; aujourd'hui de 80 c. à 1 fr. Les draps de soie, armures, etc., qui se payaient de 1 fr. 40 c. à 2 fr., ne se paient plus que de 80 c. à 1 fr., et, il y a dix ans, que ces étoffes se payaient encore à ces mêmes prix. C'est donc depuis dix ans que l'ouvrier a vu continuellement diminuer ses façons ; cette diminution se faisait [4.1]de 5, 10, 15 c. par année ; elles sont maintenant, comme nous venons de le comparer, à moitié prix de ce qu’elles étaient à cette époque.

Maintenant comparons l’effrayante diminution qui s’est opérée depuis ce temps sur les étoffes façonnées. Les robes, fond de gros de Naples et autres, vulgairement appelées courant, articles dont la fabrication a été la plus active et qui a presque toujours servi de régulateur pour la hausse et la baisse des prix, se payaient encore, il y a 10 ans, 1 f. 75 c., et se paient maintenant 60 à 75 c. ; il est à remarquer qu'aujourd'hui cette étoffe est plus compliquée et plus difficile à tisser qu'elle n'était à l’époque où elle était payée au plus haut prix.

Il y a trois ans que cette étoffe se payait encore 1 fr. l'aune, et c’est ce prix que les ouvriers réclamaient par le tarif, en demandant 20 c. par mille coups, ce qui en portait l'aune de 90 c. à 1 fr., suivant le nombre de coups ; prix auxquels les honnêtes négocians conviennent que cet article devrait être fixé, et avec lequel, en travaillant dix-huit heures par jour, l’ouvrier et le chef d'atelier peuvent à peine vivre, et, par conséquent, ne peuvent rien réaliser pour les temps de manque d'ouvrage ; ce qui arrive malheureusement trop souvent au tisseur de façonné, article qui ne se fabrique que par commission.

Ainsi, un bon ouvrier peut tisser, terme moyen, trois aunes et demie par jour, à 70 c. l'aune ; un compagnon gagne donc 1 fr. 25 c. ; ce qui, déduction faite des dimanches et du temps perdu entre les fins et commencemens des pièces, etc., ne laisse tout au plus que 280 jours de travail, qui produisent un total de 350 fr. par an, environ 1 fr. par jour. Si l’étoffe était payée 1 fr. l'aune, prix réclamé par l'ouvrier, il aurait gagné 1 fr. 35 c.

La position du chef d'atelier est encore la plus à plaindre, par la raison que nous avons citée plus haut, que cet article ne se fabrique que par commission, et que ses métiers ne sont par conséquent pas toujours occupés, à cause du fréquent changement d'articles ou du manque de commission. Un chef d'atelier de cinq à six métiers se trouverait bienheureux s’il en pouvait faire mouvoir continuellement trois. Il faut remarquer aussi que les dépenses, soit pour achat de mécaniques, soit pour montage de métiers, etc. sont au double et quelquefois au triple de celles des métiers dunis, ce qui, au résumé, ne donne de bénéfice au chef d'atelier, toute déduction faite de ses frais sur trois métiers, dont il en occupe un, et son travail compris, à raison de 70 c. l'aune, que de 600 à 650 fr. par an, pour payer son loyer, et vivre lui et sa famille.

Mais l’on sera encore plus étonné de l’énorme différence du prix de façon de quelques articles de goût, les luvévines, les velours-gaze qui se sont payés de 3 à 4 fr. l’aune ; les derniers articles de ce genre qui se sont fabriqués, n’ont été payés que 1 fr. 25 c. Les articles gazes, damassés, marabouts qui se sont payés de 1 fr. 20 c. jusqu'à 1 fr. 40 c., ne se paient plus aujourd’hui que 30 c. à 60 c. Dans les grands articles, il est des shals qui se sont payés jusqu'à 60 fr., maintenant plus compliqués, perfectionnés et mieux fabriqués, ne se paient que de 15 à 20 fr.

Ainsi, comme tout a subi la même diminution, il est un grand nombre de chefs d'ateliers qui ont dépensé de 8 à 10,000 fr. pour monter leurs fabriques, et qui ne trouveraient pas à les revendre plus de 1,000 fr. Ce sont eux pourtant qui, se consumant dans le travail, ont amélioré, perfectionné leur industrie, et maintenant [4.2]accablés de dettes et de misères, on leur ôte tout, même l’espoir de sortir d'un pareil état.

Non, ces hommes qui savent que leur travail est recherché, estimé du monde entier, ne peuvent croire que la misère et le désespoir soient la récompense de leurs pénibles travaux et de la réputation universelle dont ils ont doté la ville de Lyon, leur patrie !...

Ils espèrent encore que leurs administrateurs voudront bien voir la profondeur du mal, leur devoir est d'en éclairer les ministres et la chambre des députés, afin d’épargner des erreurs telles que celles de l'honorable M. Fulchiron, qui prétend que les ouvriers gagnent trop, quand les trois-quarts sont en état de banqueroute et meurent de désespoir et de besoin.

Notes (Nous avons fait , dans un de nos précédens...)
1 L’auteur de ce texte est Joachim Falconnet d’après la Table de L’Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).

 

 

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