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30 mars 1834 - Numéro 65
 
 

 



 
 
    
 Lettre d’un marchand de Vins

SUR LES CROCHETEURS ET LES TONNELIERS.

Il y a deux ans, une question grave s’est élevée dans notre ville : elle a été soumise au conseil de préfecture ; le tribunal civil en a été saisi, et bientôt enfin on aura une solution. Nous pensons devoir, sur cette question, nous livrer à quelques considérations, car elle nous intéresse de trop près pour que nous y restions étrangers. Cette question est celle du monopole des compagnies des crocheteurs ; leurs adversaires sont les tonneliers. Si l’on s’en réfère au droit, il est, selon nous, incontestable que les tonneliers doivent décharger les vins concurremment avec les crocheteurs ; car la loi du 2 mars 1791 supprima toutes les maîtrises, jurandes, corporations et privilèges ; elle proclama le grand principe de la liberté des industries, et depuis nulle loi n’est venue relever ce qu’elle avait si justement renversé. [3.2]Une seule industrie avait paru nécessiter une exception ; la boulangerie fut constituée en corporation dans notre ville par un décret impérial de 1813 ; il lui fut concédé un privilège. On le conçoit aisément, car si dans une ville immense, la disette venait à se faire sentir, et qu’il fût libre à chacun de cesser subitement la vente du pain, on aurait tout à redouter d’une population affamée. Ces dangers ont donc pu motiver une dérogation, et cependant ce monopole des boulangers est tombé devant le grand principe proclamé par la loi de 91 ; cette industrie est devenue accessible à tous, et la population s’en trouve bien. Pourquoi n’en serait-il pas ainsi des crocheteurs ? Où sont les motifs puissans d’intérêt public qui militent pour eux ? Ils ne peuvent pas, comme les boulangers, dire : Notre organisation privilégiée importe au repos de la cité ; car, que les crocheteurs soient organisés ou non en compagnies, en corporations, le service des ports n’en sera pas moins bien fait, et loin de souffrir de leur dissolution la cité en sera plus tranquille ; les justes jalousies qui s’élèvent de toutes parts contre les crocheteurs seront éteintes : une libre concurrence permettra l’accession des ports à une foule de personnes qui toutes trouveront dans leur travail de faciles moyens d’existence : le commerce y gagnera et les crocheteurs ne pourront se plaindre, car ils auront le même droit de travail, la libre concurrence, et ils ne peuvent demander rien de plus. De quel droit voudraient-ils sans travail réaliser des bénéfices considérables, tandis qu’une foule de leurs concitoyens ne demandent que du travail et ne peuvent l’obtenir ? L’administration doit être comme la loi, égale pour tous ; elle ne doit pas plus aux crocheteurs qu’aux autres citoyens ; à tous elle doit faciliter les moyens de vivre en travaillant ; mais elle ne doit à aucun la conservation de privilèges exorbitans ; c’est même son devoir de frapper ceux qui subsistent encore au mépris de la Charte de 1830 ; elle doit les frapper avec d’autant plus d’empressement que ceux qui en profitent sont presque de vrais chanoines, de paisibles sinécuristes ; car tous ont des professions commodes, lucratives ; tous sont ou cabaretiers, cafetiers, épiciers, marchands de charbons, de bouteilles, etc. Lorsqu’ils sont retenus par leurs travaux particuliers, ils laissent ceux des ports à des hommes gagés, à des hommes auxquels ils donnent 3 fr., tandis que leur tarif leur attribue 8 à 10 fr. ; ils ont ainsi, en vaquant à leurs affaires personnelles, et grâce à un injuste privilège, un bénéfice net de 5, 7 ou 8 fr. sans avoir rien fait ; ils exploitent ainsi quelques malheureux qui sur nos ports cherchent du travail à tout prix ; ils se font remplacer par eux dans de pénibles travaux, et tranquillement assis dans un cabaret, dans un café, à un comptoir, ils laissent à d’autres les fatigues, les sueurs, et ne se présentent que pour en toucher le prix. Voila ce qui se passe chaque jour sur nos ports, voilà les injustices qu’enfante sans cesse un odieux privilège, et ce privilège est debout après 1830 !!! Quel est donc son inébranlable appui ? Les ordonnances de la mairie ?… Nous ne pensons pas qu’elles puissent subsister en violation de la loi : nous ne chercherons pas à le démontrer, nous laisserons ce soin aux jurisconsultes ; nous dirons seulement qu’une loi peut seule déroger à une loi ; que les ordonnances d’un maire, d’un préfet peuvent bien fixer le mode d’application de la loi, régler son exécution, mais nullement en altérer l’esprit, en violer le principe. Les conseils de préfecture, le conseil-d’état, les tribunaux et les cours doivent s’empresser de briser des ordonnances qui ne seraient que des excès de pouvoir. La loi est égale pour tous ; que la [4.1] presse, que les tribunaux surtout ne craignent pas de le rappeler aux fonctionnaires qui l’oublieraient. Assez de sang a coulé depuis 89 pour conserver une glorieuse, une utile conquête : ne l’aliénons pas au bénéfice de quelques-uns.

un marchand de vins.

 

 

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