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6 avril 1834 - Numéro 66
 
 

 



 
 
    
De la Centralisation.

La France, a dit un philosophe éclectiquei1 de nos jours, concurremment avec l?Allemagne et l?Angleterre, a toujours donné l?initiative à l?Europe ; l?Europe est à la tête du monde civilisé, c?est-à-dire du monde chrétien, et le monde chrétien étant de sa nature très excentrique, doit entraîner dans son mouvement l?univers tout entier.

La France étant près de l?Allemagne, a quelque chose de son allure scientifique ; puis, comme elle est aussi très près de l?Angleterre, elle en reçoit un ton positif et pratique ; ce qui fait, dit-on, que notre pays possède à la fois la pratique de la science et la science de la pratique ; c?est la nation des idées, c?est tout-à-fait une position de juste-milieu.

Ne vous évertuez pas à chercher la couleur politique du philosophe : qu?il vous suffise de savoir qu?il est docteur en Sorbonne, professeur au collège de France, et que lorsque le temps lui permet de se délasser un peu de ses travaux philosophiques, il vient s?asseoir à la chambre de nos représentans pour appuyer les projets de loi que le gouvernement veut bien y présenter, à la plus grande gloire de l?ordre et du progrès.

Nous en sommes restés à la France ; jusqu?à présent la dissection des impulsions réciproques de nations à nations était, sinon acceptable, au moins supportable ; [4.2]mais voici que, demandant à notre nation où elle-même puise sa force virile, il n?hésite pas à répondre : Paris. Je concevrais à peine qu?on vienne gratuitement renforcer un préjugé de tout le poids d?une gravité philosophique, si la conséquence du principe énoncé ne m?en donnait la prompte explication.

Paris lui-même, continue notre moraliste, est conduit intellectuellement par quelques hommes d?élite, quelques esprits supérieurs et profonds ; de telle sorte que sans nous en douter, nous vivons réellement sous une oligarchie morale universelle ; or, comme il est presque impossible de ne pas admettre qu?un docteur en Sorbonne, professeur au collège de France et membre du corps législatif, doive nécessairement faire partie de ce petit comité, par cette hiérarchie ingénieuse, le psychologue saute d?un seul bond des bancs du centre au trône de l?univers : l?escalade est merveilleuse.

C?est qu?en effet, que ce soit un principe ou une personnalité, ce n?est certes pas la philosophie du sens commun qui peut inspirer de telles utopies ; dire que la France est la clé de voûte de l?Europe, ceci est presque incontestable ; mais ajouter que Paris est à la France ce que la France est à l?Europe, c?est peut-être dire ce qui devrait être, mais non pas certainement ce qui est.

Sans doute Paris est le centre où viennent converger toutes les lumières extérieures ; Paris a dans son sein les élémens de tout progrès, le germe de toutes les innovations ; Paris est brillant, fastueux, plein de luxe, on y respire une atmosphère artistique, les sensations s?y succèdent rapidement ; c?est, si vous voulez, un monde d?illusion, un prisme permanent ; les bibliothèques, les musées, les concerts, les bals et les spectacles ne vous laissent, comme on dit, que l?embarras du choix : mais voulez-vous que ces illusions disparaissent, que ce prisme soit détruit ? Approchez de plus près, ne restez pas à l?écart dans les rêves de votre imagination ; l?idéal et le réel n?ont jamais été plus disparates, le positif prévient les déceptions : approchez-vous.

D?abord Paris, quoique grand, a sa circonscription tracée, les établissemens en tous genres, quoique fort multipliés, ne sauraient donner place à tous, et s?il et un endroit où la concurrence se montre dans toute sa hideur, où l?anarchie industrielle soit à l?apogée de son affreux développement, c?est bien en ce lieu, où l?accumulation des hommes et des choses établissent un conflit tel que ce n?est que par l?exploitation et le froissement du plus grand nombre que quelques-uns peuvent surgir de la foule.

Paris, avec toutes les conditions de splendeur qu?il possède, s?est assigné une tâche immense, un devoir imposant, car il s?est posé le tuteur absolu du reste de la France ; il y a même du dictateur dans son fait ; mais ce n?est pas une usurpation puisque tous les autres grand points qui pouvaient, eux aussi, aspirer à un tel honneur, se sont inclinés humblement devant lui ; c?est presque une élection spontanée. Cette acclamation générale (je demande pardon de ma témérité à attaquer ce fier colosse) en fit un despote qui, semblable à de hauts fonctionnaires, reçoit beaucoup plus qu?il ne donne et garde beaucoup plus qu?il ne rend.

Maintenant qu?une semblable accusation est portée, je tiens à honneur de prouver que, loin d?être une calomnie, c?est tout au plus une médisance, et pour cela je n?entasserai pas injures sur injures contre l?idole qu?il d?agit de renverser, mais je m?en plaindrai simplement à ses adorateurs en leur demandant compte de leur adoration et de ses résultats.

[5.1]Si nous cherchons impartialement la cause première de cette centralisation, nous la trouverons dans la résidence habituelle des premiers pouvoirs de l?état ; mais ce n?est vraiment pas encore la plus forte cause, et je crois plutôt qu?elle existe dans le préjugé des hommes de la province : depuis le plus simple ouvrier jusqu?au plus célèbre artiste, la médiocrité la plus humble comme le génie le plus vaste, n?ont tous qu?une ambition, un désir, un seul v?u : Paris ! Et ne croyez pas qu?il s?agisse ici de curiosité ni de voyages, que l?artiste veuille voir Paris comme on va visiter Rome, pour recueillir des impressions ; non, c?est un but à atteindre sur lequel il a constamment les yeux ; ce n?est pas un point de départ, mais un lieu d?attente et de repos.

L?industriel pense que là seulement peut avoir lieu son perfectionnement, et c?est peut-être le moins exclusif dans son principe, car il en fait presque un moyen ; il conserve l?espoir de s?échapper de la capitale sitôt qu?elle lui aura donné ce que son intelligence lui en fait attendre. Le commerçant ne croit pas être blasé sur toutes les roueries du mercantilisme tant qu?il n?a rien vendu à Paris ; en cela au moins il n?a peut-être pas tort. Le poète n?a qu?une gloire de bien peu d?importance, quand ses confrères ne l?ont pas vu prôné au feuilleton des journaux de Paris. L?acteur ne recherche des applaudissemens en province que pour les échanger contre un accueil de glace à Paris. Le peintre est oublié tant qu?il n?a pas reçu la sanction parisienne. Les sons du musicien n?ont de valeur que lorsqu?ils ont frappé les oreilles du département de la Seine. Les statues du sculpteur attendent en silence les appréciations de l?antique Lutèce. La fièvre est générale, c?est une parisomanie.

Pourtant, que rend Paris pour tant de richesses qu?il reçoit ? Quelle protection bienfaisante répand-il sur chacun pour accepter si gravement les félicitations de tous ? Quelle nouvelle force donne-t-il à ceux qui viennent naïvement lui révéler leur faiblesse ? Lui sait-on les moyens de récompenser toutes les peines, de guérir toutes les douleurs, d?adoucir tous les désespoirs ? La négative à toutes ces questions est chose incontestable. Tient-on à savoir comment il s?acquitte ? Voici la moyenne de sa reconnaissance : à l?industriel, beaucoup de tracas et de peines sans amélioration bien sensible ; au commerçant, une faillite ; au poète, trois lignes d?un feuilleton ; à l?acteur, une prévention décourageante, au peintre, une causerie de salon ; au musicien, un froid orchestre ; au sculpteur, une critique à travers un lorgnon.

Après tout, croyez-vous que ce soit de sa faute ? Moi je trouve son ingratitude tout-à-fait indépendante de sa volonté ; il n?a vraiment pas le temps de créer des réputations, c?est-à-peine s?il peut respirer. Dans ce tourbillon d?actualités chacun peut avoir son tour ; mais c?est une mer agitée qui ne montre jamais deux fois la même vague, quelles que soient sa dimension et sa force ; il faudrait vraiment que la renommée possédât un nombre de voix illimité, encore pourrait-elle perdre haleine.

A la France entière appartient l?élaboration complète des doctrines nouvelles et la sanction rationnelle des talens dont notre pays s?honore ; Paris a peut-être prononcé leurs noms, c?est là trop souvent toute sa tâche. A l?intelligence de tous le développement de leurs ?uvres ; pourquoi les autres villes nationales resteraient-elles en arrière, victimes d?un préjugé funeste ? Pourquoi se contenter du rôle de satellite quand ou a assez de virilité pour être planète ?

Non, non, Paris n?est pas à la France ce que la [5.2] France est à l?Europe ; Paris est ville de France ; il peut avoir un caractère qui le distingue, mais ce n?est pas celui que l?erreur lui concède : voyez la presse, ce pouvoir si immense de nos jours ; voyez, dis-je, la presse départementale et la presse parisienne, et dites, la main sur la conscience, si Paris mérite sincèrement le titre d?initiateur ?

Que les villes dites secondaires fassent donc surgir en dehors du bon plaisir de Paris des réputations à elles sans se soucier des murmures du tyran : la diffusion des lumières doit nécessairement amener la décentralisation complète.

stourm, Parisien.

Notes ( De la Centralisation.)
1. Philosophe éclectique (dont on cite ici les Mélanges philosophiques parus à Paris en 1822), Théodore Jouffroy (1796-1842) était aussi, depuis 1831, député conservateur du Doubs.

 

 

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