Pendant la grande lutte du continent européen contre la toute-puissance de Napoléon, une multitude de sociétés ayant toutes une tendance politique, se constituèrent dans les états d’Allemagne.
Ce fut surtout dans les universités que se manifesta cet esprit d’association qui plus tard devait contribuer si puissamment à l’affranchissement de la nation. Les gouvernemens absolus que ces sociétés effrayaient, feignirent d’ignorer leur existence, en se contentant de les surveiller et de les maintenir, de loin, dans les bornes d’une liberté raisonnable ; c’est qu’ils savaient bien que le meilleur moyen de s’attirer l’affection de leurs peuples, était de n’opposer aucun obstacle au besoin d’association qui tourmentait alors toute l’Allemagne.
Napoléon, lui, fit le contraire ; il poursuivit à outrance les sociétés politiques, et chercha par tous les moyens à les détruire. Ce fut en vain. Toute la puissance du grand homme se brisa contre l’invincible instinct du droit naturel, alors généralement senti. Chaque condamnation augmenta le nombre des associés : seulement on devint plus circonspect, on se réunit pendant la nuit, hors de la ville, dans des maisons de chétive apparence ; on alla même jusqu’à employer des déguisemens de toute espèce, pour échapper à l’inquisition de la police.
Après la malheureuse campagne de 1813, l’Allemagne eut lieu de se féliciter que les associations eussent résisté au despotisme de Napoléon. Elles fournirent un grand nombre de corps francs, qui, harcelant nuit et jour nos soldats, contribuèrent, plus que les troupes réglées, à délivrer le sol de l’Allemagne de ses ennemis.
Mais lorsque les associations eurent accompli leur mission, qui était de rendre à la patrie son indépendance première, les gouvernans firent ce qu’ils n’avaient osé tant qu’ils avaient eu besoin des société politiques. Sous prétexte qu’elles formaient un état dans l’état, ils les déclarèrent révolutionnaires et les proscrivirent.
Toutefois ils laissèrent subsister un assez grand nombre de sociétés littéraires ; ce n’est pas que les princes allemands n’eussent désiré, comme M. Barthe, anéantir le droit d’association dans son essence même ; mais, malgré leur puissance, malgré les moyens de répression dont ils disposaient, ils n’eurent pas le courage d’étendre à toutes les sociétés en général la mesure dont ils avaient frappé les réunions politiques.
En Allemagne, tous les métiers ont leurs associations, bottiers, tailleurs, tisserands, etc. ; tous sont réunis en corporation, ayant chacune ses statuts, sa caisse, ses drapeaux, et ses signes distinctifs. Celles-là aussi furent tolérées, bien qu’elles portassent ombrage au pouvoir.
Ce fut la Société de la Vertu1qui, la première, subit les persécutions des petits despotes allemands : sa réputation de carbonarisme lui valait cette insigne faveur. Tout ce que la police peut inventer de plus machiavélique fut employé pour la détruire : arrestations, condamnations, [8.1]emprisonnemens, rien ne fut ménagé. De tout cela que résulta-t-il ? Que de publiques et inoffensives qu’étaient d’abord les associations, elles se firent secrètes et ne cessèrent d’inspirer à leurs persécuteurs les plus sérieuses appréhensions. C’est qu’il n’est donné à aucun pouvoir au monde d’empêcher le rapprochement des individualités qui ont entre elles conformité d’intelligence et de croyance. Persécutés, les membres se lieront par serment ; il y aura peine de mort contre le dénonciateur, et chacun aura le courage dans l’occasion de s’armer du poignard de l’assassin.
Telles ont été en Allemagne les conséquences d’une loi contre les associations. Les gouvernemens de la Prusse, de l’Autriche, du Hanovre et de la Hesse ont bien trouvé quelques dénonciateurs, mais peu de vrais coupables. Ils ont frappé quelques hommes soupçonnés de méditer leur ruine ; mais loin de dissoudre une seule société, ils les ont multipliées à l’infini. Ainsi la Société de la Vertu, proscrite dans tous les états de l’Allemagne, s’est divisée, en moins de dix ans, en soixante sociétés, ayant toutes au fond la même constitution, la même tendance. On en poursuit une ; il en naît deux ! Et pourtant les plus ignobles moyens sont employés par le pouvoir pour désunir quoi ?… Le plus souvent des réunions qui n’ont d’autre but que de rire des frayeurs de leurs persécuteurs et de l’importance qu’on veut bien leur accorder.
(Le Temps.)