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27 avril 1834 - Numéro 67
 

 




 
 
     

A nos Lecteurs.

Les poursuites dirigées par M. le procureur du roi contre notre journal, dont sept numéros successifs ont été, comme nos lecteurs se le rappellent, incriminés sans que l?assignation signifiée à notre gérant prît la peine d?indiquer quels étaient ceux de nos articles qui avaient pu motiver les excessives rigueurs de ce magistrat, ont sans contredit entouré de bien des difficultés la publication de notre feuille.

Pour nous, qui, déjà nous l?avons dit, sommes intimement convaincus de nous être renfermés dans les bornes légales que nous a tracées la loi, nous avons cru voir dans ces poursuites l?intention évidente d?arracher aux travailleurs cette tribune contre laquelle sont venues se briser bien des injustices, et surtout les ridicules vanteries débitées chaque jour par nos très hauts et très puissans seigneurs et maîtres sur le bienheureux régime de la libre concurrence, de la liberté illimitée du commerce !

Aujourd?hui nous devrions jeter notre plume et laisser au temps le soin de faire triompher la cause des travailleurs, de l?humanité, car nous avons peu d?argent à jeter à la gueule de ce monstre affamé qu?on appelle le fisc, et sommes fort peu partisans de l?excellent régime des amendes. ? Mais nous avons fait appel à nos mandataires, et, nous devons le dire à tous (voire même à Messieurs du Parquet), nous les avons trouvés prêts à lutter avec nous contre toutes tentatives qui seraient faites injustement pour arracher aux classes travailleuses l?importun organe de leurs droits, de leurs besoins, de leurs maux et de leurs justes plaintes. ? Ainsi donc nous reprenons le cours [1.2]de nos publications, et nous espérons que M. le procureur du roi voudra bien régler au plus tôt le compte énorme qu?il nous a ouvert : c?est son devoir, et il comprendra qu?un plus long retard apporté à son accomplissement serait une criante injustice ; et il est magistrat !!!

Il nous importe, à nous, que notre procès soit vidé, parce qu?il nous importe de savoir, ce qu?en conscience nous ignorons, quelles sont les infractions dont nous nous sommes rendus coupables. ? Il nous importe de savoir, d?une manière claire et précise, ce qui est du domaine de la politique, ce qui est du nôtre. Enfin, il nous importe de savoir quelle part nous sera faite dans la discussion des intérêts matériels et des besoins sociaux.

Maintenant dirons-nous à nos lecteurs la part qu?ont apportée dans l?interruption de la publication de notre feuille les sanglantes et douloureuses journées d?avril ?

Dirons-nous les faits qui ont fait éclater soudainement cette guerre affreuse ; ceux qui l?ont marquée d?un cachet horriblement épouvantable, et iront, vengeurs impitoyables de l?humanité outragée, réclamer leur place dans l?histoire de notre belle et malheureuse France !

Dirons-nous que, l?ame froissée et horriblement tourmentée de cette guerre où citoyens et soldats ont été offerts en holocauste à l?infernal génie des guerres civiles, dirons-nous que nous avons pleuré sur tant de vies froidement dépensées au nom de la SOCIÉTÉ, de L?ORDRE et de la CIVILISATION ! ? qu?au prix de notre existence tout entière nous aurions voulu repousser loin du pays, loin de notre cité cet épouvantable fléau qui nous offre encore aujourd?hui l?aspect d?une ville vaincue et laissée à la merci du vainqueur !?

Plutôt faisons silence : aux yeux de certains hommes, qui pourtant ont les mêmes raisons que nous pour gémir des événemens qui viennent de s?accomplir, la douleur chez nous c?est de l?hypocrisie ; et d?ailleurs nous les voyons encore, regrettant que la tête de l?hydre n?ait pas été tranchée d?un seul coup ! que les esprits à théories, même pacifiques, n?aient pas été ensevelis sous les débris entassés par le canon !...

Oh ! qu?ils nous crachent l?insulte au visage et lancent sur nous le fiel de leurs honteuses passions ! nous [2.1]n?imiterons par leur exemple, et réservant à un plus noble emploi nos forces et notre courage, nous marcherons luttant contre nos prévisions pour conjurer la tempête dont le présent qui meurt a menacé l?avenir, et si quelques fruits viennent un jour (nous l?espérons) payer nos faibles efforts, ils nous vengeront assez, car chez nous jamais ne viendront s?asseoir la haine et la proscription. ? Il nous faudrait être bien vils et bien méprisables, nous qui nous sommes faits les apôtres de la paix et de l?harmonie entre tous, pour demander au canon la destruction des vieilles idées que nous combattons : une telle honte ne sera jamais imprimée sur nos fronts.

Avis

Nous prévenons nos abonnés que la direction du Conseiller des Femmes à laquelle se sont adjointes des dames de notre ville, va commencer, à dater de lundi 28 courant, une quête à domicile dans le but de soulager toutes les infortunes sans distinction.

PROCÈS DES MUTUELLISTES.

C?est lundi 21 avril qu?a été continuée la cause des Mutuellistes et des Ferrandiniers, poursuivis comme prévenus du délit de coalition. La place St-Jean était occupée par une compagnie de dragons ; d?autres troupes stationnaient sur différens points peu éloignés, et les grilles de l?Hôtel-de-Ville étaient fermées.

Me chaney a présenté la défense des ferrandiniers, et Me favre celle des mutuellistes. ? Me périer, chargé de présenter celle de deux autres prévenus, Bonnard-Derville et Pipier, n?avait plus qu?un de ses cliens ; l?un d?eux, l?infortuné Pipier, remplacé à l?audience par son acte mortuaire, avait péri dans les flammes pendant cette affreuse lutte dont le spectacle présent aux esprits de tous, glace encore d?épouvante et de douleur.

Nous donnons aujourd?hui à nos lecteurs la partie du plaidoyer de Me favre publiée dans le Précurseur du mardi 22 avril 1834 :

« Messieurs, a dit Me Favre, lorsqu?à votre dernière audience, tout en rendant hommage aux intentions modérées du ministère public, je déplorais amèrement le zèle impatient qui jetait ce procès comme une provocation trop bien comprise par une population irritée et souffrante, j?étais loin de prévoir que mes tristes prophéties dussent recevoir sitôt leur cruel accomplissement, loin de penser qu?une plaidoierie commencée dans une cité florissante que les fureurs de l?invasion étrangère avaient respectée s?achèverait au milieu des pompes funèbres, des gémissemens des blessés, de la dévastation et de l?incendie prodigués par des mains françaises ! Et lorsque les terribles angoisses dont nous ont saturés tant de fléaux accumulés sont frémissantes encore, lorsque le front des citoyens, que dis-je ? la majesté des plus saintes lois s?humilie devant la puissance du sabre, que la révolte a investie de la dictature, M. le procureur du roi, comme s?il était jaloux du moindre retard des procédures, nous force à reparaître à vos pieds, nous que des ressentimens aveugles signalent comme les causes premières de tant de calamités ! nous qu?on désigne à la haine de la France [2.2]en faisant peser sur nos têtes la responsabilité du sang de nos frères répandu ! Ne dirait-on pas, en vérité, qu?on a hâte de faire asseoir dans vos augustes conseils un déplorable triomphe, et qu?après l?épouvantable châtiment dont la fatalité a frappé tous les habitans de notre malheureuse patrie, sans pitié, innocens et coupables, on désire arracher à votre sagesse une sentence qui ne démente pas ces effrayantes et inutiles sévérités ?

Cependant les prévenus ne le redoutent pas. Ils savent que vos décisions sont plus hautes que les enivremens guerriers, que les exigences furibondes des partis. D?ailleurs, j?ose le dire, vous les connaissez déjà : vous avez pu, avant cette semaine de deuil, apprécier leurs intentions et leurs caractères : vous avez été témoins de leur consternation sincère, à ce bruit homicide, qui en nous révélant la grandeur du mal, nous laissa sans force pour continuer ces débats. Vous êtes sûrs comme nous que dans cette catastrophe inouïe ils n?ont eu d?autre solidarité que celle de la douleur ; douleur d?autant plus cuisante qu?ils étaient le prétexte indirect d?un conflit que leurs sages conseils n?ont pu empêcher ; qu?ils entrevoyaient les routes de misères et de larmes où cette tentative insensée précipitait la France.

Les prévenus ont donc pour eux la garantie de votre justice ; et qui, mieux que vous, en comprendra la dignité ? qui mieux que vous saura la dégager de l?atmosphère orageuse que les passions déchaînées ont soulevée autour de nous ? Votre justice ! elle a grandi de tous les maux que nous avons soufferts ; restée vierge à côté de tant de souillures, elle a acquis l?autorité d?un saint et profitable enseignement. Que le pouvoir militaire abuse de sa force ; qu?il fasse d?une répression nécessaire une orgie de massacres et de ruine, le mal est immense ; il n?est pas sans remède. Mais si la justice, puissance morale et presque divine, s?oubliait jusqu?à écrire ses arrêts sous l?inspiration de la violence, que resterait-il aux hommes de c?ur, sinon à ensevelir leur plume et leur parole, à jeter aux vents des hasards la fortune de la France, et à chercher loin de leur berceau déshonoré une terre plus hospitalière et un ciel moins ingrat !

Il n?en sera pas ainsi. Quand les tempêtes révolutionnaires renverseraient et traîneraient dans la fange toutes les idoles devant lesquelles l?humanité est successivement tombée à genoux, la justice demeurerait encore debout, comme une espérance dans le naufrage, comme l?égide sacrée à l?ombre de laquelle les hommes doivent un jour se réunir et se ressouvenir qu?ils sont frères. Aussi, Messieurs, dans ces cruelles conjonctures, sommes-nous heureux de détourner un instant nos regards de tant de scènes de violences et de sang, pour invoquer son pacifique appui. Quelque difficile qu?il nous soit d?écarter de notre esprit nos préoccupations de douleur, si naturelles parmi tant de douleurs saignantes, ce n?est pas une faible consolation que de nous reporter à une époque antérieure à ces désastres, que de vous parler d?un délit qui peut bien être prévu par le Code pénal, mais qui avait pour but de les prévenir. Plût au ciel que le voile jeté sur le trépas des victimes pût leur rendre les généreuses vies que la mitraille a tranchées !

Vous avez entendu, dans votre dernière audience, M. le procureur du roi vous dire qu?en février les autorités lyonnaises avaient mis en question l?application immédiate de l?article 415, et qu?après des avis divergens, [3.1]on avait renvoyé l?exécution de la loi à un temps plus calme. Or cette temporisation que je loue n?est pas seulement un acte éminent de sagesse, mais encore une attestation éclatante donnée à la moralité de l?association mutuelliste. Supposez en effet, comme certaines gens le pensent, que les hommes qu?on appelle ses chefs soient des perturbateurs audacieux rêvant je ne sais quelle utopie d?égalité despotique qui brutaliserait les capacités, écraserait toutes les fortunes sous le niveau chimérique d?une impossible répartition, étouffant ainsi l?industrie dans les embrassemens adultères d?une communauté de biens qu?elle repousse ; supposez que ces hommes ne craignent pas dans l?occasion d?appeler à leur aide l?arme décisive de la violence, comment expliquer le silence de M. le procureur du roi ? Quoi ! la société est menacée dans son existence par des conspirateurs à ciel ouvert, prêts à la bouleverser pour s?en partager les lambeaux ? La publicité éclaire chacune de leurs démarches, et le pouvoir les laisse faire ! Il s?endort imbécile sur la vague qui le doit engloutir, s?en remettant lâchement à la providence et à la peur ! Oh ! c?est alors que l?accusation portée à la chambre contre les fonctionnaires lyonnais ne serait point tombée devant une simple explication ministérielle. Elle se serait cramponnée à la tribune, elle s?y serait dressée de toute sa hauteur pour faire ombre sur la France. Et nous-mêmes, nous prévenus, nous l?eussions au besoin reprise à votre barre. Mais M. le procureur du roi savait que les intentions des Mutuellistes étaient pures, il savait que, dans la tempête qu?une déplorable erreur avait soulevée, nulle voix, si ce n?est celle de ces chefs tant calomniés, ne pouvait commander aux flots irrités de ronger de nouveau les grèves qu?ils menaçaient de submerger en un jour ! Voila pourquoi il s?est abstenu, et il a bien fait. Mais cette confiance inouïe, qui consacrait ainsi comme nécessaire un pouvoir qu?on a depuis poursuivi comme anarchique, a-t-elle été démentie par les événemens ? Vous le savez, Messieurs, cinquante mille bras s?étaient arrêtés simultanément ; la faim avait dépassé le seuil de plus de dix mille ateliers ; il planait sur notre population je ne sais quelle atmosphère fiévreuse d?agitation, de guerre civile et de sanglans souvenirs. Nos rues étaient transformées en casernes, nos places en bivouacs, et notre ville était si bien gardée, qu?elle tremblait de peur comme un enfant, qu?elle s?était faite fuyarde et receleuse comme un bourgeois vis-à-vis des cosaques, qu?elle avait presque signé son testament ; et, de ces craintes qui nous remuaient jusqu?au fond des entrailles, qui saisissaient la France, qu?est-il advenu ? Évanouies comme une fumée. Les travaux ont repris leur cours, la confiance est revenue, le crédit s?est ranimé, les barrières et les caves ont restitué les marchandises et les richesses qu?elles avaient soustraites à un péril imaginaire, et le calme a triomphé de ces paniques frayeurs. Or, ce résultat immense, inespéré, a qui le devons-nous ? Aux baïonnettes ? non, cette fois, grace à Dieu, elles sont restées oisives. Aux réquisitoires ? En portefeuille, et plût au ciel qu?ils n?en fussent jamais sortis ! A qui donc, Messieurs ? A la moralité de l?association mutuelliste, qui n?a pas craint de revenir sur une mesure imprudente, et surtout aux courageux efforts de ces hommes que l?on poursuit aujourd?hui après s?en être servi comme d?instrumens de pacification.

Que de conclusions à tirer de ces faits ! que de considérations élevées ressortent de cette cause plus larges et plus fécondes que la mesquine application de l?art. 415 ? [3.2]Que dire d?un pouvoir qui s?abdique quand il faut prévenir le mal, qui remet la garde des lois aux violateurs des lois, sauf à leur faire plus tard un procès criminel ? de quel étrange malaise l?industrie est-elle donc tourmentée pour se réfugier ainsi dans l?illégalité sans que l?autorité ose l?y poursuivre tant qu?elle y demeure ? Toutes hautes questions dont la solution brisera plus d?une législation, infirmera plus d?une sentence. Mais que parlé-je d?avenir ! et pourquoi m?égarer dans des hypothèses dont la prévention me forcera au besoin de descendre ? Pardonnez, messieurs, si l?affection que m?inspirent mes cliens me fait surtout ressouvenir des titres réels qu?ils ont à votre estime, et des services qu?ils ont rendus. Leur éclat n?est point terni par la position qu?ils occupent ici. Néanmoins cette position me rappelle qu?ils ont commis une faute et que je les en dois justifier. Ce n?est pas la première fois que le mutuellisme est traduit à vos pieds. Il y parut au mois d?août dernier : il était fort de toutes les sympathies qui l?entouraient. Si sa défense fut incomplète, au moins fut-elle sincère et dévouée. Les magistrats eux-mêmes ne lui refusèrent pas l?appui de leurs paternels avertissemens. Ils mutilèrent l?art. 415 par l?art. 461 témoignant ainsi de la lutte qui s?élevait entre leur conscience et la loi. Le défenseur ne se tint pas pour satisfait ; il appela de cette sentence à une décision qui n?est pas esclave d?un texte rétrograde. Assurément il n?a pas la prétention de croire que cette chétive protestation ait eu quelque influence sur le mutuellisme. Mais au moins lia-t-elle son auteur à ses destinées : et, quand il est venu de nouveau s?asseoir sur ces bancs, sa place était marquée, il est venu la prendre. Non qu?il se flatte de protéger ses cliens : une amère expérience lui a trop enseigné que sa présence ni sa parole ne valent pas une protection ; il sait quelles préventions ont soulevées autour de lui l?ardeur de l?âge et l?exaltation d?une ame qu?il a peine à maîtriser. Devant d?autres magistrats il les aurait redoutées ; devant vous il ne s?est souvenu que de la droiture de ses intentions, de la bonté de sa cause et surtout de votre justice : de votre justice pour laquelle il ne saurait mieux témoigner de ses respects qu?en acceptant d?avance avec docilité ses arrêts.»

L?espace nous manque pour suivre l?orateur dans le récit des faits. Après avoir présenté l?historique du mutuellisme, il raconte comment les ouvriers peluchiers dont les façons ont été successivement réduites et sont tombées jusqu?à 1 fr. 75, ont été conduits à demander la suspension générale des travaux ; comment le conseil exécutif a proclamé le vote de la majorité sans donner aucun ordre. Il fait ressortir les sentimens de modération courageuse qui l?ont animé dans cette crise, et après un parallèle entre leur conduite et celle de l?autorité municipale, il prélude ainsi à la discussion du point de droit :

« Messieurs, qui êtes-vous ? pourquoi êtes-vous ici ? est-ce pour trancher par votre médiation arbitrale les différends survenus entre vos concitoyens ? non. Vous êtes les dépositaires des foudres légales, vous les tenez suspendues sur la liberté de vos semblables, de vos frères, de vos égaux devant Dieu et devant la raison. Oh ! que votre mission est à la fois belle et redoutable ! Dans son origine elle atteint jusqu?au ciel par les principes absolus de justice éternelle qui en doivent être la base, et dont vous êtes les représentans et les interprètes. Dans son exécution elle se confond avec l?emploi le plus vulgaire de la force, avec l?usage du sabre et le droit de la geôle : sans la garantie de votre équité [4.1]elle ne serait plus qu?une insupportable et monstrueuse tyrannie. Comme vos c?urs doivent battre sous vos toges à la pensée que vous avez dans vos mains de si grands intérêts et de si précieuses destinées ! car si la société, en vous instituant les ministres de ses châtimens, a fait de vous ses plus augustes soutiens ; le prévenu qu?elle traduit à vos pieds, seul, n?ayant que vous, a le droit de réclamer l?appui de votre impartiale sagesse. Or, dans cette lutte solennelle, qui sera le juge du camp ? vos consciences ? nous le voudrions, messieurs, toutes nos inquiétudes s?évanouiraient, nous vous abandonnerions avec joie le sort des hommes honnêtes que nous défendons. Mais qui serait assez audacieux de donner sa raison individuelle comme caution d?une pénalité ? Qui oserait se poser comme loi vivante et obligatoire, et ouvrir un cachot de par l?autorité de sa conviction solitaire ? L?humanité est trop infirme pour prétendre sans s?égarer à de telles hauteurs, pas assez dépravée pour accepter humblement un régime de bon plaisir. Aussi, messieurs, en vous plaçant sur vos sièges, l?état vous a donné un conseil auguste, permettez-moi de le dire : un maître. Ce maître, c?est la loi. Elle a tracé autour de vous un cercle inflexible ; tout puissans en-deçà, vous n?êtes rien au-delà, Quels que soient la désapprobation morale, le cri énergique de vos consciences indignées, la certitude des périls où la nation est jetée, le glaive échappe de vos mains. En user au nom d?une utilité quelconque, pour sainte soit elle, quand on ne l?a reçu que pour la défense de la justice et de la légalité, ce serait forfaiture. C?est là ce que le marquis de Beccaria faisait entendre dans un langage à la fois simple et pittoresque lorsqu?il disait : la sentence criminelle doit être un syllogisme parfait ; la majeure, le texte, la mineure, l?acte incriminé, la conclusion, la liberté ou la peine. C?est aussi pour se conformera à cette pensée que le législateur vous ordonne d?insérer dans vos jugemens le texte même de la loi en vertu de laquelle vous frappez. Ce n?est pas assez comme dans les matières ordinaires d?exiger des considérans motivées, qui soient comme le procès-verbal de vos débats intérieurs et qui rassurent la société et le prévenu ; il faut la lettre même du précepte, la lettre étroite, judaïque, à laquelle il n?est pas permis de changer un mot, parce que tout importe, tout est de rigueur quand il s?agit de punir une créature humaine, c?est-à-dire de la dépouiller des droits qu?elle tient de Dieu, et qu?elle exerce sous la garantie de sa libéralité égale pour tous. Par la même raison, il est défendu au magistrat de procéder par voie d?analogie ou d?induction. Il se renfermera dans sa cause ; il ne puisera aucun exemple ailleurs, et déposant son pouvoir aux pieds de la loi toutes les fois qu?il la trouvera muette, il ne comblera point une lacune avec laquelle son autorité s?évanouit.

Ces hautes vérités sont de tous les âges. On les rencontre comme préface des législations de tous les peuples policés : et vous êtes trop versés dans les richesses du droit antique, pour qu?il soit nécessaire de vous rappeler avec quelle précision énergique les jurisconsultes du Digeste1 les avait exprimées. Au titre ff de p?nis Marcien2 écrit ces belles paroles : « Le juge criminel se fera une chaîne des faits et de la loi. Il fuira avec un scrupule religieux l?affectation de la sévérité ou de l?indulgence : l?une ou l?autre serait une infraction à ses devoirs. » J?ai insisté sur cette démonstration parce qu?elle doit devenir la base d?une invincible fin de non-recevoir, derrière laquelle je prétends abriter mes cliens. Je m?y attache avec d?autant plus d?opiniâtreté,[4.2]qu?au mois d?août dernier j?ai eu la douleur de la voir dédaignée par les juges devant lesquels j?avais l?honneur de plaider, et j?ai pu croire que, mieux développée, elle n?aurait point été accueillie par ce mépris qu?elle ne méritait point. »

Ici M. Jules Favre s?attache à démontrer que l?article 415 n?est point applicable à la cause. Il prouve que les chefs d?atelier ne peuvent être confondus avec des ouvriers ; que le texte du code pénal n?a voulu frapper que les violations de réglemens relatifs aux manufactures. Rapprochant les termes qu?il a employés des lois de patente, il conclut de ce que les chefs d?atelier sont sujets à cet impôt, qu?ils doivent être réputés, suivant l?expression de la loi de brumaire an 7, fabricans à métier.

Passant au délit de coalition, il en nie l?existence. La coalition suppose la violence, et la procédure n?en constate aucune ; dans tous les cas, elle serait étrangère au conseil exécutif. Il invoque l?autorité même du parquet de la chambre du conseil, qui, dans l?affaire des tailleurs, n?a point jugé l?art. 415 applicable.

Enfin il repousse le deuxième paragraphe de cet article, en établissant que les membres du conseil exécutif n?ont jamais été ni moteurs, ni chefs de la coalition qui a suspendu le travail. Puis il ajoute :

« Est-ce tout, messieurs ? ai-je épuisé dans cette cause les considérations qui m?assurent l?acquittement de mes cliens ? Qu?ai-je fait jusqu?ici ? Je suis peut-être coupable d?avoir fatigué vos attentions par une discussion aride et déjà trop prolongée. Je me suis traîné à la remorque de la loi. J?ai combattu le code pénal par le code pénal, sans jamais élever mes regards plus haut que ses dispositions. N?aurais-je pas ainsi trahi les plus précieux intérêts de la défense, en la dépouillant de la majesté qui faisait sa noblesse et sa grandeur ? N?aurais-je pas mal à propos usé votre patience et mon énergie, en la forçant de ramper dans une argumentation servile, quand elle devait planer dans ces régions sublimes où les vastes problèmes sociaux sont tenus en réserve ? Croyez-vous en effet que votre jugement n?atteigne que les prévenus ? Votre jugement, c?est la sentence de l?industrie lyonnaise tout entière. Si vous en doutiez, cette foule qui, à vos deux premières audiences, se pressait autour de vous, tumultueuse, pleine d?anxiété, attendant son arrêt, vous apprendrait assez de quels grands intérêts votre sagesse est responsable. Avant de vous le rappeler, je devais pour mettre vos consciences à l?aise approfondir la question légale. Je devais, sous peine de déserter ma cause, fouiller jusqu?aux entrailles du droit pénal, afin de démontrer que l?arme rouillée que le ministère public veut faire revivre, n?a jamais été forgée pour nous frapper.

Maintenant que cette tâche est accomplie à la mesure de mes forces, permettez-moi, Messieurs, avant de m?asseoir, d?interroger les faits que j?ai racontés et de leur demander leur moralité véritable : perturbateurs audacieux, nous avons jeté l?effroi dans une grande ville ; nous avons glacé le sang de ses veines en paralysant son industrie, donné son c?ur à dévorer à la faim, mis la guerre civile à ses portes, et la terreur ! Mais quoi ! sommes-nous donc des conspirateurs politiques rêvant au moyen d?un hardi coup de main l?usurpation d?une autorité jalousée ? Non. Nous sommes des travailleurs pauvres, n?ayant que nos bras pour lendemain. Le repos pour nous, c?est notre ruine. Et nous nous y sommes volontairement condamnés !

Si la détresse devait consumer des existences, elle aurait commencé par les nôtres ; si la guerre civile devait [5.1]immoler des victimes, nous serions tombés les premiers. Mais par quelle inconcevable folie une population est-elle donc ainsi poussée à un suicide systématique et raisonné ? Prenez-y garde, messieurs, il y a dans ces faits un haut enseignement. Une population ne devient pas folle à plaisir. Elle ne se jette pas de gaîté de c?ur dans ces extrêmités fatales qu?elle rachète par ses larmes, ses souffrances et son sang. Quand de tels symptômes éclatent à la superficie, vous en pouvez conclure l?existence d?un mal profond et intérieur. Eh bien ! oui, l?industrie lyonnaise est rongée par une lèpre incessante qui la consumera jusqu?à la moelle de ses os, si on n?a pour la guérir d?autre remède que les jugemens de police correctionnelle, les sabres des gendarmes et la mitraille. A qui la faute ? Dieu le sait. Dieu qui tient dans ses puissantes mains les fils mystérieux de nos destinées et qui les débrouille alors qu?ils semblent le plus près de se rompre. C?est lui qui a fait gronder sur notre France le tonnerre de ses révolutions. C?est lui qui a soufflé sur notre sol, et la liberté est venue, comme un conquérant jeune et fier, moissonner les richesses que le pouvoir absolu laissait enfouies. Il nous a dotés du levain de la concurrence, et ce levain a fermenté sous ses regards, au soleil de la civilisation ; il a enfanté des prodiges.

Mais lorsqu?un principe s?est usé à servir le monde et a fait son temps, Dieu le retire pour le remplacer par des élémens nouveaux de grandeur qui puissent nourrir l?humanité, cette fille de sa sagesse et de son amour qu?il ne laissera pas périr d?angoisse et de misère. Seulement à ces jours transitoires de rénovation, d?horribles malaises se manifestent. Toutes les douleurs parlent à la fois, d?autant plus éloquentes qu?elles sont plus injustes et plus exigentes. On dirait que les sociétés qui se régénèrent se retournent pour se précipiter vers le chaos. Mais Dieu qui les voit et les guide se rit de leurs craintes : il ne permet ce désordre apparent que pour faire éclater sa grandeur, et convaincre de vanité jusqu?au désespoir de notre orgueil assez fou pour n?avoir de confiance qu?en lui-même !

Telle est, Messieurs, l?explication élevée de la crise où nous sommes. Les tempêtes, et quelles tempêtes nous ont jetés sur le seuil de l?avenir d?où nous entrevoyons de lointaines et consolantes beautés. Peut-être ne nous sera-t-il pas donné de reposer nos têtes en terre promise, à nous qui avons supporté toutes les dures fatigues du désert. Seulement dites-moi, messieurs, sur qui elles pèsent le plus ? N?est-ce pas sur ceux de nos frères que le hasard de la naissance a liés avec le besoin, et qui cheminent tout le long de la vie aux côtés de ce compagnon de douleur ! Ah ! pour eux chaque crise sociale est un affreux malheur parce qu?elle brise leur existence? Et quand ils s?associent pour alléger leur douleur, vous n?auriez pour eux que des sévérités ! »

Après une vive peinture des maux de la classe ouvrière, M. Jules Favre affirme que le mutuellisme, première entrave apportée au désordre d?une concurrence effrénée, ne périra pas ; il invoque toutes les circonstances atténuantes qui s?élèvent en faveur des prévenus, puis il termine ainsi :

« S?il y a des coupables, ils ne sont point à vos pieds. Les prévenus ! tout leur crime est d?avoir écouté les plaintes de leurs frères, de n?avoir pas compris le danger des mesures qu?on leur demandait. Qui les condamnerait pour n?avoir pas fermé leur c?ur aux instincts pressans de l?humanité, pour avoir manqué d?intelligence ! Et pour cette faute légère vous les frapperiez [5.2]d?une dure pénalité, vous leur donneriez des fers, vous les traiteriez comme des vils malfaiteurs, eux, hommes de bien, citoyens dévoués, auxquels on ne peut reprocher qu?une erreur généreuse dans ces jours désolans où la ligne des devoirs est si incertaine ; vous les arracheriez à leurs familles auxquelles vous ne légueriez que la misère et le dénument !

« Oh ! non, il n?en sera pas ainsi. Je ne vous dis pas ce qu?une sentence de condamnation ajouterait de douleur aux douleurs saignantes de la classe ouvrière. Je sais que vous ne cherchez pas le texte de vos décisions dans les murmures de la foule. Mais, messieurs, si vos consciences ne repoussaient point le v?u de ce grand peuple qui vous implore, ne serait-ce pas pour vous un bonheur de jeter une parole de consolation au milieu de tant d?infortunes. Ce serait la première, elle serait bien comprise ; car, non seulement vous rendriez des pères à leurs enfans, des frères à leurs s?urs, des travailleurs à l?industrie, mais vous poseriez la base d?une pacification. D?une pacification ! oh ! la belle et douce espérance ; comme chacun sent le besoin de se rallier sous son drapeau. Qui de vous après tant d?angoisses, tant de rigueurs inutiles, tant de sang versé, n?est disposé à tous les sacrifices pour amener sa réalisation. Moi-même, messieurs, je ne craindrai pas d?humilier la défense en l?agenouillant, suppliante aux pieds de votre tribunal. Mais je n?en ai pas besoin. Magistrats du pays, vous comprendrez de quelles destinées suprêmes vous êtes les arbitres, vous nous ferez justice ; et cette justice, leçon pour le passé, avertissement pour l?avenir, sera votre gloire et notre salut, car elle deviendra le port commun où nos vieilles rivalités, lasses d?orages, viendront s?abattre et s?éteindront pour ne renaître jamais. »

DE LA FILLE DU PEUPLE.

Un article, inséré dans un des précédens Nos du Conseiller des Femmes, nous a retracé avec justesse et talent les misères réservées à la pauvre fille du peuple ; mais on a traité la question seulement sous le rapport matériel. Nous allons essayer de l?étendre ou du moins de l?envisager sous un autre point de vue ; nous considérerons quel est le plus souvent le résultat de la misérable position sociale que notre civilisation a assignée à cette classe intéressante de la société.

Depuis que le siècle s?occupe d?améliorations, on a créé des écoles gratuites pour les enfans du pauvre : assurément c?est déjà une grande ?uvre philantropique, mais on se borne à apprendre aux petites filles à lire, écrire, coudre, faire la première communion ; et remarquez que ce sont les plus savantes parmi les filles du peuple qui ont profité de ce bienfait. Après cela on s?empresse de leur donner un état afin qu?elles puissent, par un travail manuel, suffire à tous leurs besoins. Si du moins, après avoir autant borné leur instruction, on payait leurs travaux d?un salaire calculé généreusement et de manière à leur offrir une ressource honorable, il y aurait compensation pour elles au malheur d?être nées pauvres ; mais, loin de là, tout le monde sait que les travaux qu?on a déclarés être exclusivement du domaine des femmes sont rétribués misérablement. Qu?arrive-t-il ? c?est qu?avec la meilleure volonté du monde, avec toutes les qualités qui constituent la femme laborieuse, une pauvre fille qui n?a que son travail pour moyen d?existence lutte toujours avec, désavantage contre la misère? la misère, hideuse [6.1]plaie sociale qui flétrit tout, même un jeune c?ur, toujours pourtant si riche de poésie.

Maintenant retraçons rapidement les séductions qui environnent la fille du peuple, ainsi placée dans notre échelle sociale ; jetons un rapide coup-d??il sur les pièges semés avec profusion sur tous ses pas, et nous dirons après si la pauvre créature, quelle que soit la route qu?elle ait suivie, n?est point digne de toute notre pitié.

La voila donc jeune fille folâtre, aimant le plaisir et ne pouvant goûter d?aucun plaisir. La femme aime naturellement à parer son corps : elle aussi, comme toutes, a le goût inné d?une innocente coquetterie, mais ce désir même lui est sévèrement interdit.

Se lassant tôt ou tard de son rôle de jeune fille rieuse et insouciante de l?avenir, elle se prendra à réfléchir. On lui parle si souvent d?amour, que ses rêves auront pour objet ce sentiment qu?elle ignore encore ; mais, l?amour, où le puisera-t-elle ? sera-ce dans le choix d?un mari, son égal ? C?est bien là presque toujours le but de ses premières pensées, quoiqu?elle sente bien que le mariage ne sera alors pour elle que l?association de deux misères. Cependant son âme honnête n?hésitera point, elle consentira à mettre sa main dans la main calleuse d?un homme de sa classe ; le désir de devenir, elle aussi, digne épouse et bonne mère la décidera à courir la chance d?un mariage pauvre. Mais ici encore les difficultés naissent sous ses pas. Ce n?est point la femme qui choisit, et l?homme qui cherche une épouse, quel que soit d?ailleurs le rang qu?il occupe dans la société, se montre toujours difficile sur ce point. Tout le monde sait aussi que de nos jours le mariage n?est, le plus souvent, qu?une affaire de spéculation.

L?homme qui ne possède rien a même l?ambition de vouloir trouver quelque bien chez la femme qu?il a choisie pour compagne, parce qu?il comprend et fait valoir qu?il a de plus qu?elle un travail mieux rétribué, et par cela même une puissance réelle, bien qu?elle soit basée sur une injustice ; mais elle est réelle sans contredit parce que la loi du plus fort lui a donné une sanction qui doit la faire triompher en toute circonstance.

D?un autre côté la fille du peuple, à peine sortie de l?adolescence, est exposée à tous les dangers : elle ne saurait faire un pas dans la vie sans rencontrer mille embûches : elle est convoitée par tous : l?homme riche, le vieillard et le jeune homme se disputent son c?ur, l?un en lui offrant de l?or et toutes les jouissances du luxe dont elle est privée, l?autre en lui parlant le langage séduisant de la passion ; il semble qu?elle soit au monde pour devenir la proie obligée du plus habile. Ici l?homme d?intelligence et l?homme d?argent ne se font aucun scrupule d?employer les sophismes de l?esprit et la puissance de l?or pour compléter l??uvre de la séduction ; et, disons-le en passant, n?est-ce point révoltant qu?un tel crime passe presqu?inaperçu dans nos m?urs, et que l?impunité soit toujours adjugée au vrai coupable, tandis que la victime est sacrifiée à l?opinion publique, qui la flétrit à tout jamais parce qu?elle aura cédé à des tentations devenues presqu?irrésistibles.

Supposons donc la pauvre fille du peuple avec un amour au c?ur : c?est du reste assez ordinairement par là qu?elle commence. La voila, pauvre fille séduite, appartenant à un amant qui, n?ayant cherché auprès d?elle qu?un amusement passager, l?abandonnera lorsque l?attrait d?un plaisir nouveau l?appellera loin d?elle, et, lui laissant pour partage les larmes amères du désespoir, rira de ses larmes et se fera un trophée de cet assassinat moral.

[6.2]Qu?arrivera-t-il alors ? Jeune encore et toujours exposée aux séductions, elle succombera de nouveau, mais cette fois ce ne sera plus avec l?illusion dorée qui prêta tant de magie à son premier amour ; car son c?ur froissé est déjà flétri par la plus cruelle des déceptions ; elle n?aura pas le courage de se relever noblement d?une première faiblesse et de recommencer une vie pure. Hélas ! qui lui tiendrait compte maintenant de cet effort de vertu ? d?ailleurs où aurait-elle puisé l?énergie nécessaire aux nobles résolutions ? est-ce dans l?éducation qu?elle a reçue ? Mais elle a sans cesse entendu répéter autour d?elle que savoir gagner de l?argent c?était le premier des devoirs pour celui qui ne possède aucun des biens de ce monde. Ceci est un principe établi parmi le peuple ; et comment voulez-vous qu?une pauvre femme, entendant préconiser une telle morale, comprenne qu?il vaudrait mieux pour elle mourir que de ne point soutenir la dignité de son sexe ? Ainsi amenée graduellement sur la route de l?infamie, l?infortunée posera un pied égaré sur le premier degré de l?échelle du vice qu?elle doit parcourir jusqu?au dernier ; bientôt elle tombera dans l?ignoble bassesse d?échanger de l?amour contre de l?or ; puis la voila vivant d?ignominie : son front est orné de rubans et de fleurs et son âme est avilie. C?est alors qu?avec justice sans doute, mille voix s?élèveront pour la condamner et la flétrir ; mais, hélas ! pas une ne surgira de la foule pour crier grace et indulgence pour celle que les hommes ont faite ainsi !

Pourtant ce n?est pas tout encore : cette vie qu?elle a embrassée, ce monde, à elle, dans lequel elle vit, ce bonheur factice enfin qu?elle s?est créé en rompant avec tout sentiment d?honneur et de délicatesse, en étouffant le cri de sa conscience, ce bonheur mensonger qu?elle a acheté au prix de sa propre estime, oh ! qu?il est éphémère ! Il s?enfuit avec un caprice d?homme et le mépris reste seul ; il reste seul pour l?infortunée dont le c?ur ne se nourrira plus que de fiel. C?est alors que, ne pouvant rétrograder, haïssant tout le genre humain et folle de désespoir, elle se jettera dans le dernier degré de la corruption. C?est elle, c?est cette fille du peuple, autrefois innocente et pure, dont maintenant les regards impudiques nous font peur, dont la voix ignoble nous fait fuir d?effroi, lorsque le hasard nous la montre, au déclin du soleil, encombrant nos carrefours et portant la démoralisation jusqu?au milieu de nos rues ; c?est elle dont le front ne sait plus rougir, quand pourtant son seul aspect attire la rougeur sur le front de toutes les autres femmes. Oh ! qu?il a fallu de douleur, de déception et d?injustice dans l?âme de cette malheureuse pour l?amener à ce point de dégradation qu?elle puisse consentir volontairement à se traîner ainsi dans la fange ! condition si abjecte, que nous autres femmes nous ne saurions y croire, si notre beau pays civilisé de France ne nous en démontrait l?évidence à chaque pas.

Qu?on me pardonne d?avoir soulevé un coin du voile qui recouvre ce grand tableau de m?urs ; mais, lorsqu?on veut guérir une plaie, il faut bien avoir le courage de la sonder malgré ses répugnances. Ah ! plaignez avec moi cette pauvre créature autrefois fille du peuple et qui maintenant ne mérite plus même de porter le nom de femme ! pitié pour elle ! hélas ! une âme honnête ne comprend bien de la vie qu?elle s?est faite que le malheur qui y est attaché ! Anathème sur ceux qui l?ayant dégradée ainsi lui jettent ensuite de la boue au visage ! honte à l?homme qui partage sa dégradation et [7.1]se croit exempt de toute souillure parce qu?il s?est réservé l?impunité dans le vice !

Cependant qu?on ne pense pas que pour elle nous demandions une réhabilitation devenue désormais impossible : la fleur flétrie ne retrouve jamais sa première fraîcheur ; une illusion perdue ne peut renaître, et cette femme ainsi tombée ne peut reprendre rang parmi les femmes, quelles que soient les modifications apportées à son sort. Un hospice et du pain pour ses cheveux blancs qui ne devront jamais être salués d?aucun respect, c?est tout ce que le c?ur le plus philantropique puisse lui souhaiter.

Mais nous voudrions qu?on songeât enfin à prévenir cette terminaison déplorable de l?une de nos maladies sociales les plus misérables ; nous voudrions que la fille du peuple trouvât dans nos institutions l?appui et la protection qu?on lui a refusés jusqu?à ce jour, que les hommes généreux de l?époque actuelle, loin de tendre d?indignes pièges sous ses pas, aidassent de tous leurs efforts ceux et celles qui voudraient donner à ces intéressantes créatures les moyens de se faire un rempart contre la corruption et le vice ; et, pour arriver à ce but, il faudrait d?abord qu?aucune carrière ne leur fût interdite, qu?on formât mieux leur c?ur et leur intelligence et qu?on rétribuât mieux leur industrie. Enfin nous voudrions surtout que les complices de leurs fautes eussent du moins assez de générosité pour ne point vouloir, comme cela arrive, en cessant leur rôle de séducteur, prendre ensuite celui de bourreau.

louiseMAIGNAUD.
(Conseiller des Femmes).

SCIENCE SOCIALE.

THÉORIE DE CHARLES FOURIER ;

Par M. Adrien Berbrugger.

Lorsque M. Jules Lechevalier est venu exposer à Rouen la théorie sociétaire de Charles Fourier, l?attention, encore trop peu appelée sur cette nouvelle doctrine, n?a pu attirer qu?un petit nombre de curieux autour du profond et éloquent orateur. M. Berbrugger a été plus heureux, et ses quatre séances données à l?Hôtel-de-Ville ont chaque fois réuni un nombreux auditoire.

Quiconque aura lu, comme nous, quelques volumes de Charles Fourier, sera forcé de reconnaître un talent peu ordinaire dans celui qui parvient à traduire son système dans la langue compréhensible à tous, et à en présenter une idée juste et exacte, si elle n?est entièrement complète, à l?aide seulement de quatre séances. Ce mérite appartient incontestablement à l?orateur que nous avons entendu.

Il n?est pas une des personnes qui ont suivi cette courte et brillante exposition, qui n?ait pu acquérir une connaissance assez claire de la théorie fouriériste ; les questions, les observations, les objections qui se multipliaient à la fin de la dernière séance ont dû prouver à M. Berbrugger qu?il avait été bien compris, et qu?il avait atteint le but qu?il se proposait sans doute, celui d?éveiller les esprits, et de les intéresser à la solution des controverses, soulevées dans ces derniers temps sur le terrain presque vierge de la science sociale.

M. Fourier pose en principe que la destinée humaine sur la terre, a pour fin l?exploitation du globe, à l?aide de toutes les industries. Il pense que les conditions sociales actuelles ne sont point favorables à l?accomplissement [7.2]de cette noble et grande tâche. La misère se fait sentir partout, tandis que les trois quarts de la terre sont retenus dans l?improduction, par l?effet d?une inertie dont on ne se rend pas compte généralement. Le travail n?a pas d?autre mobile que le besoin, d?où il arrive qu?on ne cherche dans la cessation du besoin, que la cessation du travail. Le contraire arriverait si le travail devenait attrayant par lui-même, s?il échangeait le mobile du besoin contre celui du plaisir.

En diminuant les consommations inutiles, en augmentant le nombre des producteurs, la masse du bien-être serait assez considérable, pour qu?un état de privation et de souffrance ne fût pas le partage nécessaire d?une grande partie des populations.

Dans une commune de 1,800 ames, par exemple, l?on conçoit que l?isolement, le fractionnement des familles, nécessitent des consommations qui n?ont lieu qu?en pure perte. Quatre cents feux sont nécessaires pour préparer des alimens, tandis qu?un seul laboratoire culinaire, à la façon de ceux d?un restaurateur du Palais-Royal, suffirait à tous les goûts, à tous les appétits. Les murs de clôture, les haies, rendent improductifs des portions de terrain considérables. Les matériaux employés à la construction de 400 maisons malsaines, mal commodes, occasionnent des frais que n?exigerait pas un vaste édifice combiné avec les besoins de l?exploitation et les agrémens de l?habitation. Le Palais-Royal offre, à Paris, l?exemple d?une agglomération de familles qui, sans être en communauté, jouissent des avantages d?un genre de construction qui peut donner quelque idée d?un phalanstère. Quatre cents femmes ne seraient pas occupées journellement des seules fonctions du ménage, etc.

Si le travail, au lieu d?engendrer la fatigue et le dégoût, était un exercice indispensable à la santé de l?homme, au développement et à l?entretien de ses facultés physiques et intellectuelles, rendu attrayant par son acceptation libre et spontanée, par la brièveté des séances, par la variété de l?alternat ; s?il était rendu plus actif en outre par la puissance naturelle de l?émulation et de l?enthousiasme dans les travaux où les opérations militaires fournissent un exemple, le nombre des producteurs serait nécessairement augmenté et surtout le résultat de leurs efforts ; de là naîtrait cette abondance qui rendrait la misère inconnue.

Comme on le voit, on arrive ainsi à l?association qui était la base du saint-simonisme. Mais cette dernière théorie, s?attaquant directement à la liberté de l?homme et au sentiment de la possession exclusive, autrement dit de la propriété, n?avait aucune chance de succès. Pour que l?association puisse se reproduire, il faut nécessairement qu?elle ne révolte pas ces deux instincts inséparables de notre nature.

M. Fourier, loin de classer arbitrairement les hommes, les laisse à leur entière liberté ; et c?est de cette liberté sans entrave qu?il attend la satisfaction des vocations naturelles, et le progrès dû à ces facultés qui n?auront avorté sous aucune compression sociale. Il ne détruit pas la propriété, il la modifie seulement. Par exemple, une commune organisée d?après son système serait considérée comme le fonds commun d?une société ; des actions représenteraient l?intérêt de chaque propriétaire ; le dividende, dans une proportion correspondante, constituerait le revenu plus ou moins considérable de chaque intéressé : ce revenu serait plus considérable par l?élévation du produit et par la diminution des frais obtenue par une exploitation commune ; [8.1]le travail constituerait un capital qui aurait droit à la même répartition.

C?est ainsi que M. Fourier a compris qu?il était possible de résoudre le problème de l?association avec le respect dû à la liberté de l?homme et à son instinct de propriété. L?espace nous manque et la nature de notre feuille ne nous permet pas d?entrer dans tous les développemens de cette doctrine nouvelle : la théorie des passions nécessiterait surtout de trop longs détails. Mais nous en disons assez pour faire comprendre de quoi il s?agit.

Les tentatives du système de l?association n?ont pas été heureuses jusqu?à ce jour : les Saints-Simoniens ont échoué contre la liberté ; les ?wenistes ont été poursuivis, par une sorte d?anathème d?en haut, jusque sur la terre vierge du Nouveau-Monde.

Quel obstacle la nature humaine oppose-t-elle à la réalisation de la théorie fouriériste ? ? C?est ce que cherchent à découvrir les adeptes eux-mêmes, qui ne demandent qu?une expérience isolée dont ils ne dissimulent pas les difficultés. Quelles que soient les destinées de cette doctrine, les travaux des hommes de talent à qui elle a souri ne seront pas entièrement perdus. Ce n?est pas un médiocre service qu?ils rendent à la société, en lui démontrant que la politique n?est que la science de maintenir l?équilibre des intérêts existans, en lui faisant suivre les modifications que le mouvement social imprime avec une lenteur plus grande qu?on ne croit communément. C?est beaucoup faire que de démontrer l?inanité des luttes politiques, surtout de la part de ceux qui sont étrangers aux notions du mécanisme social. La statistique est encore dans son enfance : cependant c?est la partie anatomique de la science sociale. Il faut en outre se rendre raison des rapports d?action de tout le mécanisme ; il faut en étudier la physiologie, pour ne pas se méprendre sur la nature des maladies qui signaleront des désordres que tous les yeux peuvent reconnaître. Mais nos empiriques ne se donnent pas tant de peine ; et, comme Legendre1, ils disent : « Le corps politique était malade, nous avons été envoyés pour le guérir ; nous avons créé une faculté de médecine ou un comité de gouvernement pour nous aider dans cette cure importante. Eh bien ! qu?ont-ils fait ? quels secours ont-ils portés au corps politique ? Ils l?ont saigné aux quatre membres et à la gorge, etc. »

C?est encore à l?ignorance, au charlatanisme qu?on demande guérison ; les malades tendent la gorge, comme si l?opération devait se taire san dolor.

Il n?est point de question dont notre siècle ne puisse supporter l?examen, lorsqu?elle est adressée à l?intelligence. La liberté de discussion est impérissable en France ; elle n?a à redouter que ceux qui la souillent en la faisant descendre dans l?arène des passions turbulentes. M. Jules Lechevalier, M. Adrien Berbrugger ont reçu chez nous et d?autres villes de France les applaudissemens dus à leur talent ; et ils ont reconnu que nulle part les idées neuves, celles même qui se présentent sous l?aspect le plus paradoxal, ne sont jamais confondues avec les tentatives de l?anarchie.

(L?Echo de Rouen.)

M. Jérôme perret,1 imprimeur de notre journal, vient de succomber à une affection de poitrine dont les [8.2]progrès ont été si rapides que beaucoup d?entre les amis de ce jeune patriote n?auront pas appris sa mort sans une extrême surprise, sans un amer chagrin.

La cause républicaine perd en lui un de ses premiers et fidèles appuis ; car il fut l?un des premiers à lui fournir ses presses et à recevoir les attaques du parquet.

Doué d?une complexion délicate, d?un caractère doux et presque timide, M. Perret quitte la vie, sa famille et le monde, âgé de 26 ans environ. ? Il fut bon citoyen, ami zélé de l?humanité, et ses dernières paroles ont exprimé sa profonde douleur pour les maux horribles qui viennent d?attrister notre cité, comme ses derniers v?ux furent pour le bonheur de son pays.

Pour nous, qui l?avons connu et apprécié, que sa mort surprend et afflige, car c?était pour nous un ami, nous gémissons sur ce temps de passions et de haines, d?orages politiques où l?homme généreux, emporté par la vague mugissante, roule et disparaît bientôt, léguant au monde ses pensées d?avenir et ses douces illusions.

M. Perret était membre de la loge maçonnique du Parfait-Silence.

Nouvelles Diverses.

On lit dans le Journal des Débats :
Par ordonnance en date du 19 avril, le roi a élevé à la dignité de pair de France M. Gasparin, préfet du Rhône, et nommé officier de l?ordre royal de la Légion-d?Honneur M. Chegaray, procureur du roi près le tribunal de première instance de Lyon.

Une dépêche télégraphique a transmis avant-hier à M. Chegaray, procureur du roi à Lyon, l?ordre de se rendre sans délai à Paris.
On avait précédemment expédié à ce magistrat, par estafette, la nouvelle de la mission qui lui était conférée.
(Moniteur.)

Par ordonnance du roi, sur le rapport de M. le maréchal-ministre de la guerre, président du conseil, M. le lieutenant-général Aymar1a été promu au grade de grand?croix de l?ordre royal de la Légion-d?Honneur.
Par ordonnance du roi, sur le rapport de M. le ministre de l?intérieur, M. Gasparin, préfet du Rhône, a été nommé commandeur de la Légion-d?Honneur.

Le roi, qui a élevé à la pairie M. Gasparin, préfet du Rhône, regrette que la durée du grade de M. le lieutenant-général Aymar n?ait pas permis de l?élever immédiatement à la même dignité. M. le lieutenant-général Aymar remplira les conditions exigées par la loi au mois de septembre prochain.
(Idem.)

AVIS DIVERS.

(323) A VENDRE, un atelier de trois métiers de peluches pour chapeaux, et pliage, avec mobilier et appartement à louer. S?adresser au bureau.

Un jeune homme, qui a fait d?excellentes études et a déjà obtenu la confiance de plusieurs personnes pour l?éducation particulière de leurs enfans, désirerait trouver encore quelques élèves.
S?adresser hôtel Bourgoin, place de la Boucherie-des-Terreaux, n° 1.

(322) A VENDRE, pour cause d?infirmité, un magasin d?épicier-revendeur, bien achalandé, dans un quartier d?ouvriers. S?adresser à la Croix-Rousse : place de la Visitation, grande maison Perrein ; n. 1, au sieur Reyjoly, épicier.

Notes (PROCÈS DES MUTUELLISTES. C?est lundi...)
1. Paru en 533, le Digeste (qui concernait la jurisprudence civile) était l?une des trois principales parties du Droit justinien (avec le Code et les Institutes), base du droit romain adopté ultérieurement, à partir du XIIe siècle, par l?Occident médiéval.
2. Marcien (vers 392 - 457), empereur romain d?Orient.

Notes ( SCIENCE SOCIALE.)
1. Probablement ici Alexandre-Joseph Legendre (1782-1861), alors encore député de l?Eure.

Notes (M.  Jérôme perret , imprimeur de notre...)
1. Depuis le numéro précédent, le journal était imprimé chez Léon Boitel, et il le sera encore jusqu?au dernier numéro du 4 mai. Lorsque, après quelques mois de suspension, les mutuellistes relanceront leur presse et feront paraître L?Indicateur. Journal industriel de Lyon, il sera de nouveau (après deux numéros publiés à l?imprimerie de T. Pitrat) publié chez Boitel. Son concurrent, la Tribune prolétaire. Journal de l?industrie et du progrès social, dirigé par M. Chastaing, après également deux numéros chez T. Pitrat, sera publié jusqu?à fin novembre chez Boitel avant de passer, jusqu?à son terme, à l?imprimerie de Dlle Perret.

Notes (Nouvelles Diverses. On lit dans le Journal...)
1. Il faut noter que le journal relève, pointe, que ceux qui sont ici décorés par le gouvernement de Juillet avaient été les principaux responsables du traquenard d?avril qui s?était achevé par les massacres dans les faubourgs de Vaise. Un autre journal, rappelant ces exactions, notera à ce propos quelques mois plus tard : « Le récit suffit pour clore la bouche à quiconque voudrait essayer d?ajouter aux récompenses dont le pouvoir a véritablement accablé les vainqueurs d?avril, la palme de l?humanité et du courage. » (Gazette du Lyonnais, 21 octobre 1834.)

 

 

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