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27 avril 1834 - Numéro 67
 
 

 



 
 
    
DE LA FILLE DU PEUPLE.

Un article, inséré dans un des précédens Nos du Conseiller des Femmes, nous a retracé avec justesse et talent les misères réservées à la pauvre fille du peuple ; mais on a traité la question seulement sous le rapport matériel. Nous allons essayer de l’étendre ou du moins de l’envisager sous un autre point de vue ; nous considérerons quel est le plus souvent le résultat de la misérable position sociale que notre civilisation a assignée à cette classe intéressante de la société.

Depuis que le siècle s’occupe d’améliorations, on a créé des écoles gratuites pour les enfans du pauvre : assurément c’est déjà une grande œuvre philantropique, mais on se borne à apprendre aux petites filles à lire, écrire, coudre, faire la première communion ; et remarquez que ce sont les plus savantes parmi les filles du peuple qui ont profité de ce bienfait. Après cela on s’empresse de leur donner un état afin qu’elles puissent, par un travail manuel, suffire à tous leurs besoins. Si du moins, après avoir autant borné leur instruction, on payait leurs travaux d’un salaire calculé généreusement et de manière à leur offrir une ressource honorable, il y aurait compensation pour elles au malheur d’être nées pauvres ; mais, loin de là, tout le monde sait que les travaux qu’on a déclarés être exclusivement du domaine des femmes sont rétribués misérablement. Qu’arrive-t-il ? c’est qu’avec la meilleure volonté du monde, avec toutes les qualités qui constituent la femme laborieuse, une pauvre fille qui n’a que son travail pour moyen d’existence lutte toujours avec, désavantage contre la misère… la misère, hideuse [6.1]plaie sociale qui flétrit tout, même un jeune cœur, toujours pourtant si riche de poésie.

Maintenant retraçons rapidement les séductions qui environnent la fille du peuple, ainsi placée dans notre échelle sociale ; jetons un rapide coup-d’œil sur les pièges semés avec profusion sur tous ses pas, et nous dirons après si la pauvre créature, quelle que soit la route qu’elle ait suivie, n’est point digne de toute notre pitié.

La voila donc jeune fille folâtre, aimant le plaisir et ne pouvant goûter d’aucun plaisir. La femme aime naturellement à parer son corps : elle aussi, comme toutes, a le goût inné d’une innocente coquetterie, mais ce désir même lui est sévèrement interdit.

Se lassant tôt ou tard de son rôle de jeune fille rieuse et insouciante de l’avenir, elle se prendra à réfléchir. On lui parle si souvent d’amour, que ses rêves auront pour objet ce sentiment qu’elle ignore encore ; mais, l’amour, où le puisera-t-elle ? sera-ce dans le choix d’un mari, son égal ? C’est bien là presque toujours le but de ses premières pensées, quoiqu’elle sente bien que le mariage ne sera alors pour elle que l’association de deux misères. Cependant son âme honnête n’hésitera point, elle consentira à mettre sa main dans la main calleuse d’un homme de sa classe ; le désir de devenir, elle aussi, digne épouse et bonne mère la décidera à courir la chance d’un mariage pauvre. Mais ici encore les difficultés naissent sous ses pas. Ce n’est point la femme qui choisit, et l’homme qui cherche une épouse, quel que soit d’ailleurs le rang qu’il occupe dans la société, se montre toujours difficile sur ce point. Tout le monde sait aussi que de nos jours le mariage n’est, le plus souvent, qu’une affaire de spéculation.

L’homme qui ne possède rien a même l’ambition de vouloir trouver quelque bien chez la femme qu’il a choisie pour compagne, parce qu’il comprend et fait valoir qu’il a de plus qu’elle un travail mieux rétribué, et par cela même une puissance réelle, bien qu’elle soit basée sur une injustice ; mais elle est réelle sans contredit parce que la loi du plus fort lui a donné une sanction qui doit la faire triompher en toute circonstance.

D’un autre côté la fille du peuple, à peine sortie de l’adolescence, est exposée à tous les dangers : elle ne saurait faire un pas dans la vie sans rencontrer mille embûches : elle est convoitée par tous : l’homme riche, le vieillard et le jeune homme se disputent son cœur, l’un en lui offrant de l’or et toutes les jouissances du luxe dont elle est privée, l’autre en lui parlant le langage séduisant de la passion ; il semble qu’elle soit au monde pour devenir la proie obligée du plus habile. Ici l’homme d’intelligence et l’homme d’argent ne se font aucun scrupule d’employer les sophismes de l’esprit et la puissance de l’or pour compléter l’œuvre de la séduction ; et, disons-le en passant, n’est-ce point révoltant qu’un tel crime passe presqu’inaperçu dans nos mœurs, et que l’impunité soit toujours adjugée au vrai coupable, tandis que la victime est sacrifiée à l’opinion publique, qui la flétrit à tout jamais parce qu’elle aura cédé à des tentations devenues presqu’irrésistibles.

Supposons donc la pauvre fille du peuple avec un amour au cœur : c’est du reste assez ordinairement par là qu’elle commence. La voila, pauvre fille séduite, appartenant à un amant qui, n’ayant cherché auprès d’elle qu’un amusement passager, l’abandonnera lorsque l’attrait d’un plaisir nouveau l’appellera loin d’elle, et, lui laissant pour partage les larmes amères du désespoir, rira de ses larmes et se fera un trophée de cet assassinat moral.

[6.2]Qu’arrivera-t-il alors ? Jeune encore et toujours exposée aux séductions, elle succombera de nouveau, mais cette fois ce ne sera plus avec l’illusion dorée qui prêta tant de magie à son premier amour ; car son cœur froissé est déjà flétri par la plus cruelle des déceptions ; elle n’aura pas le courage de se relever noblement d’une première faiblesse et de recommencer une vie pure. Hélas ! qui lui tiendrait compte maintenant de cet effort de vertu ? d’ailleurs où aurait-elle puisé l’énergie nécessaire aux nobles résolutions ? est-ce dans l’éducation qu’elle a reçue ? Mais elle a sans cesse entendu répéter autour d’elle que savoir gagner de l’argent c’était le premier des devoirs pour celui qui ne possède aucun des biens de ce monde. Ceci est un principe établi parmi le peuple ; et comment voulez-vous qu’une pauvre femme, entendant préconiser une telle morale, comprenne qu’il vaudrait mieux pour elle mourir que de ne point soutenir la dignité de son sexe ? Ainsi amenée graduellement sur la route de l’infamie, l’infortunée posera un pied égaré sur le premier degré de l’échelle du vice qu’elle doit parcourir jusqu’au dernier ; bientôt elle tombera dans l’ignoble bassesse d’échanger de l’amour contre de l’or ; puis la voila vivant d’ignominie : son front est orné de rubans et de fleurs et son âme est avilie. C’est alors qu’avec justice sans doute, mille voix s’élèveront pour la condamner et la flétrir ; mais, hélas ! pas une ne surgira de la foule pour crier grace et indulgence pour celle que les hommes ont faite ainsi !

Pourtant ce n’est pas tout encore : cette vie qu’elle a embrassée, ce monde, à elle, dans lequel elle vit, ce bonheur factice enfin qu’elle s’est créé en rompant avec tout sentiment d’honneur et de délicatesse, en étouffant le cri de sa conscience, ce bonheur mensonger qu’elle a acheté au prix de sa propre estime, oh ! qu’il est éphémère ! Il s’enfuit avec un caprice d’homme et le mépris reste seul ; il reste seul pour l’infortunée dont le cœur ne se nourrira plus que de fiel. C’est alors que, ne pouvant rétrograder, haïssant tout le genre humain et folle de désespoir, elle se jettera dans le dernier degré de la corruption. C’est elle, c’est cette fille du peuple, autrefois innocente et pure, dont maintenant les regards impudiques nous font peur, dont la voix ignoble nous fait fuir d’effroi, lorsque le hasard nous la montre, au déclin du soleil, encombrant nos carrefours et portant la démoralisation jusqu’au milieu de nos rues ; c’est elle dont le front ne sait plus rougir, quand pourtant son seul aspect attire la rougeur sur le front de toutes les autres femmes. Oh ! qu’il a fallu de douleur, de déception et d’injustice dans l’âme de cette malheureuse pour l’amener à ce point de dégradation qu’elle puisse consentir volontairement à se traîner ainsi dans la fange ! condition si abjecte, que nous autres femmes nous ne saurions y croire, si notre beau pays civilisé de France ne nous en démontrait l’évidence à chaque pas.

Qu’on me pardonne d’avoir soulevé un coin du voile qui recouvre ce grand tableau de mœurs ; mais, lorsqu’on veut guérir une plaie, il faut bien avoir le courage de la sonder malgré ses répugnances. Ah ! plaignez avec moi cette pauvre créature autrefois fille du peuple et qui maintenant ne mérite plus même de porter le nom de femme ! pitié pour elle ! hélas ! une âme honnête ne comprend bien de la vie qu’elle s’est faite que le malheur qui y est attaché ! Anathème sur ceux qui l’ayant dégradée ainsi lui jettent ensuite de la boue au visage ! honte à l’homme qui partage sa dégradation et [7.1]se croit exempt de toute souillure parce qu’il s’est réservé l’impunité dans le vice !

Cependant qu’on ne pense pas que pour elle nous demandions une réhabilitation devenue désormais impossible : la fleur flétrie ne retrouve jamais sa première fraîcheur ; une illusion perdue ne peut renaître, et cette femme ainsi tombée ne peut reprendre rang parmi les femmes, quelles que soient les modifications apportées à son sort. Un hospice et du pain pour ses cheveux blancs qui ne devront jamais être salués d’aucun respect, c’est tout ce que le cœur le plus philantropique puisse lui souhaiter.

Mais nous voudrions qu’on songeât enfin à prévenir cette terminaison déplorable de l’une de nos maladies sociales les plus misérables ; nous voudrions que la fille du peuple trouvât dans nos institutions l’appui et la protection qu’on lui a refusés jusqu’à ce jour, que les hommes généreux de l’époque actuelle, loin de tendre d’indignes pièges sous ses pas, aidassent de tous leurs efforts ceux et celles qui voudraient donner à ces intéressantes créatures les moyens de se faire un rempart contre la corruption et le vice ; et, pour arriver à ce but, il faudrait d’abord qu’aucune carrière ne leur fût interdite, qu’on formât mieux leur cœur et leur intelligence et qu’on rétribuât mieux leur industrie. Enfin nous voudrions surtout que les complices de leurs fautes eussent du moins assez de générosité pour ne point vouloir, comme cela arrive, en cessant leur rôle de séducteur, prendre ensuite celui de bourreau.

louiseMAIGNAUD.
(Conseiller des Femmes).

 

 

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