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22 janvier 1832 - Numéro 13
 
 

 



 
 
    
LA FABRIQUE EST-ELLE PERDUE ?1

Que faisons-nous ? où allons-nous ? c'est la demande que chacun se fait chaque jour dans l'anxiété de l'avenir. La terre brûle sous nos pas, nos pieds foulent un cratère, et aveugles, nous courons à notre ruine sans chercher à la prévenir. Peu soucieux du présent, nous nous cramponnons au passé qui nous échappe, sans foi que nous sommes dans l'avenir béant devant nous.

Eh ! qui, en effet aurait confiance, en proie au marasme qui nous tue, quand autour de nous tout languit, s'use, se flétrit, quand la France semble une vaste arène où viennent combattre toutes les ambitions mesquines, toutes les idées étroites, tous les projets rétrogrades ; quand l'industrie s'émeut, épuisée qu'elle est sous les coups redoublés de la concurrence, guerre sourde qui sape les bases de toute prospérité commerciale ; quand les arts, guindés comme le siècle qui les produit, rampent à terre fanés du soufle de l'égoïsme ; quand enfin, notre âge n'a plus ni poésie, ni inspiration ! quelle hardiesse peut avoir le spéculateur balloté par ce flot mouvant de la peur, qui tantôt lui annonce la guerre, et tantôt lui apporte l’émeute ? Hier encore, hier, les balles sifflaient à nos oreilles, le sang ruisselait de deux parts, la misère était là hideuse, flagrante, aux prises avec la richesse ; un problème social d'une immense portée se posait devant nos législateurs ; celui d'harmoniser les exigences de la faim avec celles de la concurrence, de donner du pain à l’ouvrier sans ruiner le fabricant ; cette pétition se présentait aux Chambres, noircie de la fumée du combat, chaude encore du sang [2.2]français ; des centaines de victimes mouraient, preuve irrévocable de l'urgence du remède. Quelle dérision ! ayez confiance, capitalistes ! rassurez-vous, ouvriers ! fabricans, prenez courage ! vos mandataires et vos gouvernans se sont occupés, non pas du remède à apporter, mais des causes de vos maux, et grande consolation sera la vôtre en apprenant que ce mouvement ne renfermait rien de politique en son sein ! rien de politique, y pensent-il ? Eh ! notre politique à nous n'est-elle pas le bien être de nos femmes et de nos enfans ? que nous importe de mesquines discussions sur la valeur de quelques mots ? qu'avons-nous à faire de la susceptible irritabilité de Messieurs tels ou tels, quand notre industrie reste frappée du coup qu'elle a reçu. Peu à peu se détachent toutes les illusions qui nous consolaient encore ; celle-ci en est une dernière à laquelle force est bien de renoncer. Les travailleurs ne sont pas encore l'objet de hautes sollicitudes ; ils doivent tout attendre d'eux-mêmes et de leurs efforts individuels. En effet, quelles merveilles n'a pas produites le génie vivifiant de cette industrie lyonnaise ! mais aussi qui pourrait redire les sacrifices, les veilles, les travaux ! combien les améliorations ne sont-elles pas lentes, contrariées, pénibles à introduire ! que d'essais infructueux, faute d'ensemble, de concert, ou par crainte d'exposer ou de perdre le fruit de ses sueurs ! et si des efforts partiels ont produit ce que nous admirons, quel ne serait pas le résultat d'un vaste accord, d'une confiance réciproque ! La fabrique de Lyon, qui long temps eut aux mains le sceptre de l'industrie, aujourd'hui chancelle sur son trône ébranlé par des commotions successives ; les fleurs de sa couronne se flétrissent, et une à une se détachent, semblant prédire une chute prochaine : quel bras serait assez fort pour la raffermir ? quel génie serait assez puissant pour lui rendre sa splendeur ?

Ce moyen, ce génie, il existe : c'est l'union et la concorde. Périssent les jalousies et les rivalités ; que les fabricans se regardent comme solidaires de leur prospérité mutuelle ; ouvriers, cessez de considérer le fabricant comme un maître, ne voyez en lui que ce qu'il doit être, votre protecteur, votre conseil et votre aide ; plus d'aigreur, plus de haine. Vous, fabricans, voyez dans l'infortuné qui frappe à votre porte, un homme comme vous, qui comme vous sent sa dignité, et veut qu'on la respecte, qui comme vous a besoin d'égards, de justice et d'affabilité. Il est déjà assez triste pour lui que le hasard l'ait placé sur le dernier échelon de la hiérarchie sociale où vous pouviez naître à coté de lui ! Que le nom de prolétaire, nom insultant et devenu odieux, disparaisse, et que ceux qui le portaient trouvent en nous aide et secours. Bien douce en sera la récompense, quand vous verrez par votre conduite, s'adoucir, s'éclairer, s'humaniser ce peuple que l'éducation place au-dessous de vous, et qu'on affectait jusqu'ici de refouler dans la nuit de l'ignorance. Les ouvriers désormais ne doivent plus se regarder comme un corps compact dont les intérêts sont en ligne opposée de ceux des fabricans ; ils doivent au contraire se bien pénétrer les uns et les autres, que, anneaux de la même chaîne, le lien est réciproque, et que les avantages doivent être partagés.

Que l'humanité, la justice, la douceur président donc désormais à toutes les relations des divers membres de la hiérarchie industrielle ; que tous ces efforts divisés se réunissent en un seul faisceau, et j'ose prédire pour la fabrique une ère de vitalité et de bonheur qui se jouera des foudres qui bientôt, peut-être, éclateront autour d'elle.

L. F.

Notes (LA FABRIQUE EST-ELLE PERDUE ?)
1 L’auteur de ce texte est Léon Favre d’après la Table de L’Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).

 

 

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