Je n’aime pas cette fatuité intolérable qui, pour avoir été élevée au collége, se croit en possession exclusive du génie, et s’émerveille d’en trouver ailleurs que chez elle. Vous la voyez, trônant sur un amas de grammaires, de billets de banque et de parchemins, jeter au loin les yeux et s’écrier : « Mais ceci n’est pas mal, cela est très surprenant pour un homme sans éducation ! » Comme si l’on ne pouvait parler et penser qu’après avoir fait ses classes ; comme si, dans le temps étrange où nous vivons, d’autres écoles plus instructives ne s’ouvraient pas devant nous.
Telle est l’éducation absurde qui règne depuis long-temps sur l’Europe, que moins on reste soumis à son influence, plus on a de chances pour conserver son jugement sain et sa pensée active.
Les Rousseau, les Shakespeare, les Byron, ont-ils eu beaucoup à se louer de leur éducation ? Leur véritable école, leurs études plus réelles, n’ont-elles pas été la peine, la misère, l’isolement, la faim, la douleur ? N’est-ce pas dans ce sol ingrat qu’ils ont prospéré et fleuri, comme ces grands arbres des forêts, dont la semence, jetée au hasard sur le granit, brave les saisons et le temps, lutte, souffre, s’ouvre un passage dans les interstices du roc, croît au milieu des tempêtes, oppose à la bise et à la chaleur un tissu qui devient plus serré, plus puissant en proportion de la résistance qu’il doit offrir et de la stérilité de la sève, se développe enfin, renverse de sa racine triomphante le berceau qui l’a nourri, et devient chêne. « Il n’y a, comme le dit très bien un homme qui a écrit sur l’agriculture, il n’y a que l’artichaut qu’on ne puisse faire pousser ailleurs que dans un jardin ; le chêne pousse seul, en tout lieu, et trouve sa substance dans le plus maigre sol. Si vous l’environnez d’engrais, il dépérit ; abandonnez-le à lui-même, vous le verrez croître et s’élancer, son tronc noueux faire jaillir mille rameaux, et sa tête royale se couvrir d’une couronne de feuillage. » De même, si j’avais besoin d’un homme de cœur et de résolution, d’une tête saine et forte, d’un jugement dégagé de préjugés, d’un ami qui connût les hommes et le monde, ce serait un homme du peuple que je choisirais ; non un de ces esprits débilités et contournés par le luxe du savoir et des jouissances, pleins de rêveries inapplicables et dangereuses, de petites ruses inventées par la vanité, d’adresse à simuler toutes les vertus, de babil sans grandeur d’ame et de hauteur sans courage. Oui, celui qui gagne chaque jour ses alimens à la sueur de son front, en sait plus que le fat bien élevé qui court de concert en concert, de salon en salon. Les ressources sans nombre dont notre siècle abonde apportent au riche trop de jouissances, sont trop complaisantes pour la sensualité, trop faciles au vice pour ne pas favoriser les mauvais penchans. Ce que l’éducation semble faire, la mollesse, le luxe, les habitudes sociales le détruisent ; et, tandis que le jeune apprenti, devant son étau ou son établi, conserve l’énergie de sa pensée avec la puissance de son corps, le jeune pair, auquel toutes les jouissances intellectuelles sont prodiguées, devient incapable de les sentir.
Mais il est faux que l’éducation n’existe pas pour le peuple. Les livres sont partout, les livres où se trouve le grand mystère du passé, où la pensée de l’homme se déploie avec ses mille conquêtes dont elle s’est rendue maîtresse. La plus étroite hutte est un lieu d’éducation, pourvu qu’il s’y trouve un livre. La civilisation, c’est l’alphabet, symbole universel et impérissable de ce que notre race a inventé, appris, deviné, senti, accompli, imaginé depuis qu’elle est au monde. Où est l’expérience des siècles ? Comment les découvertes et les instructions des temps passés arrivent-elles jusqu’à nous ? de mille manières : dans les livres, les tableaux, les traditions, les mœurs, le langage. La roue d’une machine [3.1]à vapeur communique au paysan un savoir plus profond que celui de Socrate.
Qu’est-ce donc que cette science, sans puissance et sans utilité, science de lettre morte, science de mots et de formes, que vous préconisez si haut et qui n’embrasse point la nature, ne la pénètre et ne l’approfondit pas, ne dévoile pas un mystère de la vie, et que cependant vous osez appeler exclusivement et emphatiquement la science ? Il y a bien plus de science dans ce métier qui, mis en activité, produit comme par enchantement ces tissus, ces rubans-gaze dont l’éclat et le dessin le disputent aux plus belles fleurs ; c’est le résultat de tant de combinaisons et de découvertes. Le vrai maître d’école, c’est la pratique, et le savoir appartient à tous.
Il est vrai que l’homme de génie, né dans le luxe et élevé pour l’inaction, peut triompher des obstacles ; mais le paysan, l’artisan, privés de toute instruction classique, peuvent vaincre aussi leur situation.
Qui préférez-vous de cet écrivain fashionable dont l’imagination, pareille à ces bouffées de vent qui roulent en même tas la poussière des rues et les paillettes d’or, enfante un roman par semaine, et de cet ouvrier modeste qui a porté si haut la fabrication de vos étoffes et de vos rubans ? Lequel vous est le plus utile ?…
Choisissez deux intelligences, deux hommes doués de talent : placez l’un dans une mauvaise imprimerie où il faut travailler de huit heures du matin jusqu’à huit heures du soir ; renfermez l’autre dans l’enceinte d’un collége pourvu de professeurs et de belles bibliothèques : l’un de ces hommes sera Franklin, l’autre Saumaise ou Scaliger1. Lequel est le plus grand ?…