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16 novembre 1833 - Numéro 5
 
 

 



 
 
    
Des Coalitions.

[1.1]Cette question est celle, nous ne disons pas du moment, mais bien de l’époque. Elle prédomine toutes les autres, elle les absorbe ; on va comprendre pourquoi. C’est la cause de l’humanité toujours pendante au tribunal du progrès, et qui se plaide sous une forme nouvelle. Nous emprunterons à ce sujet les réflexions suivantes du Messager des Chambres, journal d’opposition modérée : « Il importe, dit le rédacteur, de ne pas se méprendre sur la portée de ce mouvement général qui s’opère parmi les travailleurs. S’il était produit par un long chômage, par l’insuffisance comparative nettement établie des salaires et des besoins de la vie, on pourrait en attendre le remède d’un accident heureux. Mais telle n’est point la cause véritable de la situation des ouvriers en face des maîtres, le travail ne manque point, et sa rétribution n’est point absolument insuffisante. Les coalitions, à les considérer sous leur point de vue rationnel, sont un symptôme éclatant du besoin et de la volonté d’ascension des classes inférieures. Ce n’est plus assez pour elles de ne pas mourir de faim, de ne plus être exposées aux maltraitemens matériels de leurs supérieurs ; elles veulent compter pour quelque chose dans l’ordre politique, y prendre enfin une importance analogue à celles qu’elles ont dans l’ordre social » (Voyez le Messager du 9 novembre).

A cent lieues de distance, et avant que cet article remarquable eût paru, M. Anselme Petetin répondant au Courrier de Lyon, a envisagé de la même manière la question des coalitions. Le journal ministériel croyait trouver un argument décisif contre ce qu’il appelait une manie de coalition, dans l’état de la classe ouvrière qu’il déclarait prospère, comparativement aux souffrances qu’elle avait endurées à d’autres époques, et notamment sous l’empire, et il en concluait que l’esprit d’anarchie seul poussait cette classe dans une voie contraire à ses véritables intérêts ; en un mot, il voyait bien la coalition flagrante, mais il en recherchait la cause sans la trouver. Selon lui, c’était un effet sans cause. Le rédacteur du Précurseur lui répondit avec raison et franchise, à peu près en ces termes (nous n’avons pas son article sous les yeux) : « La classe ouvrière, plus instruite aujourd’hui, prévoit la misère à venir ; et c’est justement parce qu’elle peut faire présentement quelques sacrifices pécuniaires, qu’elle se hâte de se coaliser, de s’associer contre les malheurs futurs. Sous l’empire, l’ouvrier qui n’avait pas de pain allait mendier ; aujourd’hui, plus soucieux de la dignité d’homme, il mourrait plutôt de faim, et l’on ne se résoud pas facilement à mourir. Pensez-vous faire un crime aux prolétaires de leurs prévisions ? Ils ont, continuait le Précurseur, je le veux bien, de quoi satisfaire aux besoins [1.2]matériels de l’existence ; mais il est pour eux de nouveaux besoins à satisfaire, des besoins intellectuels, et ceux-ci sont aussi légitimes que les autres, etc. » Comme on l’aperçoit, ces deux opinions sont identiques, et le Messager les a formulées nettement, en disant que les coalitions étaient un symptôme éclatant du besoin d’ascension des classes inférieures. Nous partageons cette opinion, mais nous croyons devoir modifier celle du Messager par une autre de la Tribune, que le Précurseur a aussi recueillie, et de laquelle il résulte que la misère doit aussi être comptée au nombre des causes qui produisent les coalitions dont il s’agit. En effet, la Tribune établit, d’une manière péremptoire, que les salaires ont augmenté depuis le 17me siècle, mais seulement d’une valeur inférieure de moitié à l’augmentation qu’ont subie les objets de première nécessité, depuis la même époque. Nous donnerons, dans un prochain numéro, l’article de la Tribune qui répond par des chiffres aux objections de l’aristocratie financière contre la classe laborieuse. Il nous suffit maintenant de bien constater notre point de départ. Ainsi, dès à présent, et avant de nous occuper de la comparaison du salaire et des besoins matériels de la vie, nous posons en fait que la question des coalitions n’est autre que celle de l’émancipation physique et morale de la classe prolétaire. Considérée sous ce point de vue élevé, cette question mérite donc toute l’attention et du gouvernement et de la société. Que demandent les ouvriers ?  Augmentation de salaire ; 2° diminution des heures de travail ; 3° concurrence avec les maîtres, afin de partager les bénéfices de la production. L’augmentation de salaire est la demande la plus générale, parce qu’elle résume en quelque sorte les deux autres. La diminution des heures de travail est la demande particulière de certaines professions insalubres ou pénibles. La concurrence avec les maîtres n’est encore qu’un essai, une idée que l’expérience mûrira ; elle est propre à certaines industries dont les travailleurs ont compris qu’ils accomplissaient eux-mêmes, sauf la fourniture de la matière première, la totalité de la fabrication. Un ouvrier tailleur, un bottier, auxquels on remet un habit, une paire de bottes à confectionner, savent de suite quel bénéfice le chef d’atelier fera sur leur main-d’œuvre ; ils ont pu trouver sa part de bénéfice trop forte, et l’idée de lui faire concurrence a dû immédiatement surgir en eux. Il ne saurait en être de même d’un garçon boulanger, d’un compagnon de fabrique d’étoffes de soie, d’un ouvrier mineur, d’un doreur, etc.

Qu’on considère, ensemble ou séparément, ces trois motifs des coalitions, on verra qu’ils ont pour pivot le besoin qu’éprouve la classe ouvrière de s’élever au niveau de celle qui lui est immédiatement supérieure, comme cette dernière s’est elle-même élevée sur les débris [2.1]des classes qui la primaient. Nous avons donc raison de penser et de dire que c’est encore aujourd’hui que sous d’autres noms se plaide la cause du genre humain. Les esclaves sont devenus de simples serfs, qui, eux aussi, avaient les besoins matériels de la vie, et ne s’en sont pas, contentés ; les serfs sont devenus prolétaires. Le mouvement d’ascension doit-il s’arrêter ? Le croire serait une erreur manifeste ; le vouloir, c’est bien la pensée de quelques-uns, mais le pouvoir ! Il n’a été donné à personne de ne pas mourir, ni à aucune société de rester constamment la même, à aucune aristocratie de survivre à son âge.

Qu’oppose donc la société actuelle à ce mouvement d’ascension, si ce n’est quelques articles d’un code fait pour d’autres temps, pour d’autres hommes, pour des mœurs différentes ? Sans doute la loi est respectable ; mais que fait la loi sans les mœurs ? Quid leges sine moribius ? Avons-nous besoin de prouver que la loi, qui proscrit les coalitions, n’est plus en rapport avec nos mœurs ? On pourrait bien le croire inutile ; cependant nous entreprendrons cette discussion : ce sera le sujet d’un prochain article.

Marius Ch.....

 

 

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