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16 novembre 1833 - Numéro 5
 
 

 



 
 
    
Lexicologie.

monsieur. ? sire. ? messire. ? cité. ? citoyen.

(Suite et fin).

Après la victoire du 10 août 1792, une Convention nationale fut rassemblée pour juger les crimes du château. Le 22 septembre, jour de leur première séance, les mandataires du peuple, légalement élus par les assemblées primaires, prononcèrent l?abolition de la royauté en France, et instituèrent la république. Peu de temps après, la Convention supprima la qualification de monsieur, et la remplaça par celle de citoyen. Cette dernière demeura la seule légale, la seule en usage dans tous les actes civils et administratifs jusqu?en l?an onze de la république. A cette époque, Bonaparte, qui avait déja conçu le coupable projet de rétablir la monarchie à son profit, ordonna de remplacer la qualification de citoyen par le vieux monsieur, en parlant aux fonctionnaires, ce qui était un acheminement vers les monseigneurs, les comtes, les ducs et les barons, qu?il nous rendit par la grace de Dieu en l?an 13, en s?attribuant à lui-même les titres de sire et de majesté.

En effet, dans un pays où les hommes deviennent sujets d?un autre homme, il n?y a plus de citoyens, il n?y a qu?un maître et des esclaves de différens ordres, et des esclaves ne sont pas des citoyens. Ceci deviendra plus intelligible par l?explication un peu approfondie des mots cité, citoyen.

Les anciens donnaient le titre de citoyens (cives) à tous les membres qui composaient la cité (civitas), parce que, ainsi que l?a dit J.-J. Rousseau, les maisons font la ville, mais les citoyens font la cité. La cité, ainsi conçue, c?est l?Etat. Une cité est une association d?hommes égaux en droits, qui consentent à vivre sous une même loi. Les affaires de la cité sont les affaires publiques, d?où la république.

Les anciens Hébreux, comme l?a fort bien montré M. Salvador1, formaient une république, car l?égalité était le principe fondamental de leur association (loi de Moïse, p. 10). L?unité nationale, l?être peuple, y était désigné sous le nom d?Israel (p. 6) ; mais la communauté, considérée sous son rapport de cité, s?appelait Qahal, et la congrégation rassemblée pour quelqu?objet d?intérêt public, Hadath Israel (Exode xii, 6) ; et l?on voit par là que la qualification d?enfans d?Israël revenait chez eux à celle de citoyens d?Israël.

La communauté chrétienne fondée par Jésus-Christ, ayant également l?égalité pour base, formait une cité que l?on désignait aussi par un collectif. L?Eglise (Ekklesia) ne signifiait d?abord que l?assemblée de la communauté [4.1]chrétienne, et ce n?est que par métonymie, c?est-à-dire, en prenant le contenant pour le contenu, que l?on a donné le nom d?église au bâtiment dans lequel se réunissent les membres de cette cité.

C?était aussi par abus que, chez les Grecs, le mot polis désignait une ville ; sa première signification était celle de cité, c?est-à-dire, le corps politique des citoyens formant la république. Il est facile de juger que ce mot est un collectif, en le comparant à l?adjectif polus, qui signifie beaucoup, nombreux. Et d?ailleurs Thucydide ne laisse aucun doute à cet égard ; car il dit positivement : « La ville (polis) consiste dans les hommes et non dans les murailles. » Il suit de là que le mot politès correspond directement au civis des Latins, et par conséquent à notre citoyen.

Les Athéniens n?accordaient pas si facilement la qualité de citoyen aux étrangers, que les Romains ; mais ils négligeaient en cela le très grand avantage de s?accroître de tous ceux qui l?ambitionnaient. Il ne faut pas croire néanmoins que les Romains n?en aient pas fait le même cas que les Athéniens. Voltaire semble avoir pris à tâche de nous prouver le contraire dans sa tragédie de Brutus2.

[?]
Je vois cette ambassade, au nom des souverains,
Comme un premier hommage aux citoyens romains.
(Acte I, scène I).

brutus, a arons.
[?] Arrêtez ; sachez qu?il faut qu?on nomme
Avec plus de respect les citoyens de Rome.
(Scène II).

brutus à son fils.
Sois toujours un héros ; sois plus, sois citoyen.
(Acte IV, scène IV.)

Ces recherches suffiraient sans doute pour convaincre le commun des lecteurs, que la qualification de citoyen est bien plus honorable que celle de monsieur ; mais comme je veux obliger les aristocrates eux-mêmes, s?entend ceux qui n?ont pas renoncé tout-à-fait au sens commun, à convenir de cette vérité, j?ajouterai encore quelques témoignages qui seront, je l?espère, d?un grand poids pour eux.

Saint Paul, soumis à la flagellation par le tribun, n?a qu?à déclarer qu?il est citoyen romain pour arrêter l?exécution, et le tribun, surpris en en apprenant la nouvelle, lui déclara que lui-même avait acquis cette qualité à grand prix d?argent (Actes xxii).

Saint Augustin n?a point hésité à donner le nom de cité de Dieu au plus beau de ses ouvrages en faveur du christianisme ; dès-lors, il a qualifié de citoyens tous les membres de la société chrétiennei. Et le grand évêque d?Hippone suivait en cela l?exemple de saint Jean, qui, dans son Apocalypse, appelle la Jérusalem céleste, où doivent résider les justes, une cité sainte (chap. 21, 22.)

Plusieurs hymnes que l?on chante à l?église, parlent des citoyens du ciel. Après cela, tâchez de rabaisser la qualification de citoyen au niveau de l?insipide monsieur.

tettard.

Notes (Lexicologie.)
1 Joseph Salvador (1796-1873), auteur notamment d?une Histoire des institutions de Moïse et du peuple Hébreu (1828).
2 Il s?agit ici d?une référence au Brutus de Voltaire (1694-1778) joué pour la première fois en 1730, publié l?année suivante.

 

 

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