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20 novembre 1833 - Numéro 6
 
 

 



 
 
    

Défense des Fabricans d’étoffes de soie,

Qui ne sont pas Mutuellistes.

[1.1]Des plaintes nombreuses, violentes même, nous sont parvenues contre un article signé par Me Chaney, avocat, intitulé des associations, et inséré dans le N. 45 de l’Echo de la Fabrique. Cet article nous avait échappé ; le nom de son auteur nous avait paru une garantie suffisante de la sagesse avec laquelle la question importante dont il s’agit, avait dû être traitée. Une lecture attentive nous a convaincus de notre erreur, et notre devoir nous force de répondre pour tous les chefs d’atelier, non Mutuellistes, aux injures qui leur sont adressées ; injures d’autant plus étonnantes, que la matière ne les comportait pas, et qu’elles se dissimulent sous un air de modération. Nous sommes convaincus qu’un faux exposé a été la base de l’opinion émise par Me Chaney ; mieux instruit, il déplorera la légéreté avec laquelle il a déversé sans raison le mépris et l’injure sur une classe nombreuse de ses concitoyens, qui ne le cède en rien à ses cliens sous le rapport du patriotisme comme sous celui de la probité. Loin de nous l’intention de dire rien qui soit fâcheux pour nos confrères Mutuellistes ; des liens tout aussi forts que ceux du Mutuellisme, l’honneur et un intérêt commun nous unissent !

Nous sommes d’accord avec M. Chaney sur la nécessité pour les classes laborieuses de s’associer, afin de résister avec force aux prétentions de ceux qui les exploitent ; nous sommes donc bien loin de nier les avantages des associations, mais doivent-elles être publiques ou secrètes ? Voici notre profession de foi à cet égard.

Nous aimons l’association, celle qui se montre au grand jour ; l’association qui dit au pouvoir : me voila ! frappe si tu l’oses. Nous aimons l’association qui dit à la loi : je te respecte, mais je suis au dessus de toi, parce que je suis la société, et que la société n’a pas été faite pour toi ; mais toi, la loi, pour la société ; dès-lors tu dois changer avec moi. Que quelques esprits méticuleux s’effarouchent de ce langage, c’est possible ; mais nous disons : La loi commande à quelques uns, elle obéit à tous. Sans ce principe, la législation serait immuable, et trop de débris de lois successives et opposées nous prouvent le contraire. Le droit d’association n’est pas encore dans la loi écrite ; qu’importe ? il est dans les mœurs, et ne pouvant changer les mœurs, le législateur changera nécessairement la loi écrite.

Nous l’avouons, notre sympathie n’est pas pour les associations secrètes. Celle du Mutuellisme est malheureusement de ce nombre. Delà notre dissidence. Le mystère sur lequel le Mutuellisme repose, lui a enlevé des [1.2]partisans notables ; c’est à la faiblesse et au mal de s’envelopper des ombres du secret ; la force et le bien doivent se produire au grand jour. Il n’est donc pas étonnant que sur près de huit mille chefs d’atelier dont la fabrique de Lyon se compose, un peu plus du quart seulement se soit soumis aux exigences du Mutuellisme. Ce fait établi, est-il possible, demanderons-nous à Me Chaney, de flétrir d’un coup de plume les nombreux citoyens qui ne sont pas Mutuellistes ? De quel droit vient-on leur mettre sur le front un stygmate de honte ? A quel titre vient-on leur imposer en quelque sorte l’obligation d’être d’une société secrète, lorsque leurs opinions s’y refusent ? Eh quoi ! aujourd’hui encore de l’intolérance, aujourd’hui encore des hommes qui diront : Avec nous ou contre nous ; qui, parodiant un mot devenu célèbre, diront : Nul n’aura de la vertu, hors nous et nos amis. C’est en vain que la philosophie aura prêché tolérance pour tous, tolérance même pour l’erreur, et comme dans l’ancienne église catholique hors de laquelle, selon des chrétiens fanatiques, il n’y a point de salut, une église industrielle s’élevant, proclamera avec non moins de fanatisme : Hors le Mutuellisme, point de salut !

Qui donc, Me Chaney, vous a chargé d’une cause aussi pitoyable, aussi peu libérale ? Oh ! vous n’avez pas été, nous en sommes certains, l’écho de tous les Mutuellistes, mais seulement de quelques uns, d’un bien petit nombre.

Sans doute (cet aveu ne nous est nullement pénible), le Mutuellisme a été une pensée sublime, un progrès notable dans l’émancipation des prolétaires ; s’il était attaqué, il n’aurait pas de plus ardens défenseurs que nous ; sans doute, et plus justes que vous, nous ne le nierons pas, les Mutuellistes sont vertueux, mais sont-ils seuls vertueux ? Faut-il leur donner un brevet de vertu aux dépens de leurs confrères dissidens ?

Me chaney ! Quel homme peut prononcer sur la moralité d’un autre homme ? Qui est assez pur pour jeter la première pierre ? Oh ! s’il en est un qui ait le fol orgueil de le croire, qu’il se montre ! mais qu’il descende auparavant en lui-même, et s’il n’y trouve rien des faiblesses humaines, si sa conscience ne lui reproche aucun sentiment d’ambition, de jalousie, de haine ou de passions mauvaises quelconques ; s’il est aussi juste que vertueux, qu’il se proclame tel, et qu’il lance cette pierre que Jésus de Nazareth trouva si pesante, que la femme adultère lui dût son salut… Mais qu’il tremble alors, car un compte sévère lui sera demandé par un juge inflexible, par un juge qui sait lire dans les replis les plus cachés du cœur humain.

Après avoir rendu toute justice aux Mutuellistes sur leurs intentions philantropiques en fondant leur société, sur le bien qu’ils ont produit, sur celui qu’ils sont appelés à faire, la critique sera-t-elle permise ? Notre [2.1]franchise habituelle ne doit pas nous abandonner ; nous dirons : La société des Mutuellistes n’a pas compris toute sa mission.

Qu’on choisisse ses amis, rien de plus naturel ; mais ses collègues, c’est différent. Si donc un système d’exclusion existe dans cette société, si l’admission des chefs d’atelier dépend de conditions occultes, cette société a tort.

Sans doute, si toutes les exclusions pouvaient être motivées sur une preuve légale, la seule que nos mœurs comportent, il ne resterait plus que la question de savoir s’il est convenable et utile, en général, que les hommes coupables de quelques fautes, nous irons plus loin ; que les hommes vicieux et méchans soient à jamais rejetés de la société. Il faudrait seulement examiner s’il n’est pas à craindre que ces hommes exclus et lassés de leur isolement, se coalisant et s’associant entr’eux, ne fassent payer bien cher les dédains justes ou injustes qui auront flétri leur ame sans abattre leur courage. Rome eût été sage, l’histoire en convient, de pardonner à Coriolan.

Il y a plus, une réflexion trouve ici sa place. Ne sait-on pas que souvent, presque toujours, c’est moins à son mérite personnel qu’à l’audace, à l’intrigue qui se glissent partout et s’imposent, ayant l’art de se rendre nécessaires, et quelquefois à son obscurité qui ne lui permit pas d’avoir des ennemis, des envieux, qu’un citoyen doit son admission à une société ?

Dans notre critique, nous comprendrons encore, loin de l’approuver, cette inquisition, dont l’éloge a souillé la plume de l’avocat des Mutuellistes ; cette inquisition qui ne veut pas que la vie soit murée, qui exige un compte-rendu de tous les actes des sociétaires, qui charge quelques-uns des membres d’une censure toute personnelle, qu’on pourrait appeler d’un nom moins pompeux et surtout moins honorable. Nous admettons, puisqu’on le veut, que dans les associations sont les plus hommes de bien, les plus amis de l’humanité ; mais nous n’admettons pas que hors ces associations il n’y ait que des hommes tarés, sans probité. Nous consentirons qu’on regarde comme un honneur d’être admis par une société ; mais nous n’accorderons pas qu’en être repoussé soit une honte, parce que l’ambition, l’intrigue et la haine n’ont pas encore été extirpées du cœur des hommes. Nous connaissons plus d’un chef d’atelier qui, sollicité d’entrer dans le Mutuellisme, a refusé ; plus d’un autre qui, citoyen honorable, n’a pas été admis, quoique l’ayant demandé, et nous n’en tirons aucune conséquence fâcheuse, ni pour, ni contre. Liberté ! liberté ! Tes apôtres les plus vrais t’oublient trop souvent.

Nous sommes fâchés d’avoir eu à combattre une société que nous estimons, et avec laquelle nous serons complètement unis le jour où elle répudiera tout mystère. Nous sommes fâchés aussi d’avoir eu à combattre un avocat dont le mérite et les sentimens patriotes sont incontestables ; mais la nécessité de repousser d’injustes attaques dirigées contre nous, et l’immense majorité de nos confrères, nous a mis la plume à la main.

sigaud.

 

 

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