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27 novembre 1833 - Numéro 8
 
 

 



 
 
    

Exposition St-Pierre.

L?Ecole de Lyon existait ; elle est morte, et pourquoi ?

M. GUICHARD. ? M. DUPRÉ.

(3me Article).

M. Jal1, Lyonnais renégat, qui a souvent mis de l?esprit où il fallait du bon sens, niait dans le temps qu?il y eût une école de peinture lyonnaise. N?en déplaise [3.1]à M. le marin d?eau douce du Constitutionnel, Lyon a fait école ; Lyon avait son coloris, son faire, sa manière qui le distinguaient de Paris avec lequel il lutta plus d?une fois heureusement ; l?Anneau de Charles-Quint, le Tasse, le jeune Chasseur, etc. sont là pour le prouver2. Qu?on dise que cette école, qui aurait fait moins de jaloux si elle eût eu moins de mérite, n?existe plus, à la bonne heure ! Les journaux de Paris, le farniente de nos artistes, mais surtout la parcimonie des héritiers, chef et famille de la révolution de juillet, l?ont tuée, et bien tuée, je vous l?assure : un De profundis sur elle. ? Cependant si nous n?avons plus d?école ; nous avons encore des peintres, témoin M. J. Guichard3. M. J. Guichard profitait, grandissait en silence alors que notre école s?en allait mourrant ; il paraît même avoir attendu qu?elle fût morte pour se poser peintre. Il a dit comme l?artiste romain : Anch?io son pittore, et en vérité il a pu le dire. Touche hardie, coloris frais et ferme, entente habile des effets du clair-obscur, M. Guichard, quoique bien jeune encore, possède à un haut degré toutes ces qualités qui font vivre le peintre plus long-temps que sa vie. ? Son Rêve d?Amour est, malgré de nombreux défauts, une belle page. La femme est superbe d?expression et de carnation ; voyez comme cette tête et ce sein sont traités ! Vous admirez l?une, et vous êtes tenté de toucher l?autre : Arrêtez? cette femme ne veut que du sommeil qu?elle goûte ; sa bouche élargie par les baisers vous annonce assez qu?elle n?a plus faim de plaisirs. Je ne vous demande qu?une chose, c?est de dégager son bras droit de dessous son corps, et aussi d?adoucir la saillie de sa hanche droite : cela fait, cette femme sortira du pinceau de l?Albane. ? Je n?aime pas l?amant ; sa figure plombée, son gros nez, son larynx extra-protubérant, sont d?un mauvais effet ; comme tant d?autres hommes, il ne vaut pas sa maîtresse : il n?est que bien peint et c?est trop peu pour M. Guichard. ? Quant au Turc jaloux, ma foi ! je ne sais qu?en dire. Il a un beau turban, une grande pelisse, un joli poignard, il a enfin tout ce qui constitue un Turc, excepté ce qu?un Turc, en pareille occasion, doit avoir avant tout, l?expression de la jalousie. Je cherche en celui-ci un Orosmane, et je n?y trouve qu?un eunuque du sérail. C?est dommage, car sa tête orientale est modelée à la Rubens : ce n?est pas trop dire. ? La Mauvaise Pensée est un autre tableau de M. Guichard, qui révèle aussi toutes les qualités de cet artiste. Cette tête d?homme est parfaite de couleur et d?expression ; il y a dans cette cervelle visiblement agitée une pensée ou d?assassinat, ou de suicide, que M. Guichard a eu le tort de vouloir expliquer : le public n?aime pas qu?on lui en dise plus qu?il n?en faut pour qu?il devine. Aussi, ce diable, avec sa figure fauve et ses doigts crochus est une superfétation risible au milieu d?une composition qui fait penser. Qu?il aille donc au bénitier et fasse place à un ciel de feu et de tempêtes, pareil à celui qu?on voit dans le Caïn de Pierre Guérin4. M. Guichard est capable de comprendre ce conseil.

M. Dupré a garni l?exposition de nombreux portraits et d?un tableau d?intérieur. On peut mettre au bas de toutes ces productions : Violet, violet, violet. M. Dupré a le défaut qu?il outre encore beaucoup, de M. Revoil ; mais qu?il est loin d?avoir les qualités de ce professeur ! Un peintre qui voit mal la couleur n?a point d?avenir ; il peut travailler pour le temps, c?est-à-dire, gagner de l?argent, mais il n?aura rien à démêler avec la postérité. Cette tête lie de vin, grosse, bouffie, ballonnée est à la rigueur celle du chanteur Tilly ; mais son regard, son sourire, sa vie, où sont-ils ?? Tout cela est resté au bout du pinceau de M. Dupré. ? M. Dupré a exposé encore un petit portrait en pied de M. le président Reyre, en robe rouge : mêmes défauts, sans compensations, sauf quelques fragmens de draperie assez bien traités. ? A ce propos, je dirai qu?il est peut-être peu convenable que des hommes publics se livrent en buste, ou reproduits par le pinceau, aux regards de la foule. Ces hommes veulent-ils faire en cela acte d?amour-propre ? C?est possible, mais ils ont tort et doublement tort. D?abord la fortune est une injustice sociale dont les gens sensés dissimulent autant qu?il est en eux les trop brillans priviléges ; ensuite quand on n?est pas un Aristide5 [3.2](et qui est par le temps qui court un Aristide) ? on ne doit s?efforcer d?être que l?homme de sa famille, de ses amis et de ses fonctions. Un juge sur son siége juge les autres, mais quand il en est descendu, et qu?on le rencontre, on le juge à son tour.

B. (A.)

Notes (Exposition St-Pierre palais Saint-Pierre ....)
1 Auguste Jal (1795-1873), historien et journaliste d?origine lyonnaise.
2 L?idée d?une « Ecole lyonnaise » de peinture avait germé au début de la Restauration ; elle suivait d?une quinzaine d?années la création du Musée des Beaux-Arts de Lyon et son installation au Palais Saint-Pierre. La remarque fait notamment référence aux tableaux L?Anneau de Charles Quint de Pierre-Henri Revoil (1776-1842) et Le Tasse et Montaigne de Richard Fleury (1777-1852).
3 Joseph Guichard (1806-1880), peintre lyonnais.
4 Pierre Guérin (1774-1833), peintre français.
5 Il s?agit d?une référence à Aristide de Thèbes.

 

 

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