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4 décembre 1833 - Numéro 10
 
 

 



 
 
    
ouvriers cordonniers.
police correctionnelle de lyon.

Accusation de Coalition contre les citoyens Tardy, Vuillamy et Durand.

Un nombre considérable d?ouvriers de toutes professions assistait aux débats de cette affaire. Les prévenus ont reconnu qu?ils font partie d?une association d?ouvriers cordonniers, qui a pour objet la fixation du salaire ; qu?ils sont allés trouver plusieurs de leurs camarades pour les inviter au nom de l?association, à suspendre leur travail ; mais ils soutiennent qu?ils n?ont employé ni menaces, ni violences.

[2.2]On entend divers témoins dont les dépositions n?apprennent rien de plus que ce qui a été raconté par les accusés.

M. Durieu, remplissant les fonctions du ministère public, soutient qu?il y a coalition dans le sens de l?art. 415 ; que ce délit, quand bien même il n?a été accompagné ni de violences, ni de menaces, est punissable, et demande que la loi, bonne ou mauvaise, soit appliquée.

Me Michel-Ange Périer était chargé de la défense des prévenus.

Après avoir protesté, au nom de ses cliens, contre leur détention préventive dont il démontre l?inutilité, tracé le tableau de la misère des ouvriers cordonniers, et prouvé, par des chiffres, l?insuffisance de leur salaire, Me Périer a dit :

« Mais ce n?est pas dans ces détails de misère que se réfugie la défense ; nous ne demandons pas pitié, mais justice, et la question veut être envisagée de plus haut. Dans l?ordre moral comme dans l?ordre matériel, les faits particuliers se rattachent à des faits généraux. Pour bien juger un phénomène isolé, il faut remonter aux causes et juger l?ensemble des phénomènes auxquels il appartient. Les coalitions d?ouvriers (je me servirai, si l?on veut, de ce mot) sont un des faits les plus graves de notre époque ; c?est un fait nouveau, immense, qui surgit et vient prendre place comme élément social ; les phénomènes sociaux se produisent comme des nécessités providentielles ; ils ne naissent pas de la loi, mais des besoins généraux ; ils se font jour à travers d?autres phénomènes qui vieillissent et disparaissent, ils prennent place dans les idées, les m?urs, avant de se formuler en loi. Si la loi est impuissante à créer des faits sociaux, elle est également impuissante à en étouffer le germe et à en arrêter le développement ; elle n?a de force qu?en vertu de ces phénomènes dont elle est la représentation et la formule ; elle n?a de force par conséquent qu?autant qu?elle en est la représentation vraie. Ceci posé, il faut reconnaître 1° que les coalitions sont un fait. Ce n?est pas le moment d?examiner si ce fait est un bien ou un mal ; c?est un fait social et par conséquent nécessaire :

« Et 2° que la loi ne parviendrait pas à les empêcher, car elle ne pourrait leur opposer qu?une force relative, et les faits ont une force absolue.

On se tromperait toutefois étrangement à ne voir dans les coalitions qu?un déchaînement de forces et d?intérêts anti-sociaux. ? S?il en était ainsi, le mal serait sans remède, la société serait perdue. ? Mais il y a là, au contraire, un levier immense, un principe organisateur.

Depuis bien long-temps déja s?était fait sentir le besoin d?une répartition meilleure des bénéfices entre l?ouvrier et le maître, c?est-à-dire, entre l?industrie et le capital. ? La réalisation de ce besoin était reléguée au nombre des utopies. ? Nous touchons à la solution du problême.

L?exploitation de l?homme par l?homme cessera seulement par de grandes associations industrielles où l?industrie et le talent ne seront plus les très humbles vassaux du capitaliste, mais entreront avec lui en partage des bénéfices. ? Le genre de ces associations existe déja. ? Les coalitions d?ouvriers en sont le prélude et l?ébauche informe.

Dans l?état actuel de l?industrie, le travailleur n?est entre les mains de l?exploitant qu?une machine à produire.

Le salaire est calculé, non à raison de la valeur donnée à la matière première par le travail de l?ouvrier, mais à raison de ce qu?il faut strictement à l?ouvrier pour ne pas mourir de faim ou de froid. Voyez l?Angleterre où l?industrie est plus avancée ; la misère des travailleurs s?est accrue en proportion exacte de l?augmentation de la richesse. ? C?est ce qui arriverait chez nous par le progrès même de l?industrie, s?il ne devait se réaliser très prochainement, par l?association, une transformation immense dans l?organisation du travail. En Angleterre, le pays le plus riche du monde, où les hauts barons de la féodalité industrielle comptent leurs revenus par des millions, le tiers des travailleurs en est réduit à recevoir l?aumône publique !

Eh ! bien, les ouvriers chez nous ne veulent pas de cette aumône ! Ils veulent vivre de leur travail ! Ce mot dit toute la cause.

[?]

Nous laissons toute récrimination contre cet art. 415, dont les dispositions s?accordent peu avec le libre développement du principe de l?association. ? Cette loi n?a qu?un tort, celui d?avoir été faite il y a vingt ans. ?Elle ne pouvait pas tenir compte d?un fait qui n?existait pas encore, qui ne devait prendre place dans les m?urs industrielles que vingt ans plus tard. Il en est de cet article comme de toutes ces vieilles institutions que notre raison repousse aujourd?hui, quoique toutes aient été légitimes et nécessaires à une époque donnée.

Cet art. 415 ne signifie plus rien aujourd?hui, son application est impossible.

Les maîtres et chefs d?atelier sont coalisés de toutes parts. ? Nous ne nous en plaignons pas. ? Nous trouvons cela au contraire fort naturel. »

Me Périer prouve ici la coalition des maîtres par le seul fait d?un salaire fixé par eux à un taux uniforme dans tous les ateliers. Il discute ensuite les termes de l?art. 415 pour reconnaître si, dans le cas même où cet article ne serait pas abrogé par la force des choses, on pourrait voir un délit dans le simple fait de coalition sans violence.

[3.1]Une condamnation, quelque légère qu?elle fût, dit en terminant le défenseur, me semblerait un fait affligeant, un attentat contre les principes, une protestation inutile contre la marche des choses ; elle aurait en outre pour résultat d?user le pouvoir moral des arrêts judiciaires contre la force d?un fait indestructible.

Si cette condamnation devait être prononcée, tout en la respectant comme l?expression de votre conscience, je me consolerais en pensant que les principes ne périssent point ; que les idées vraies et utiles doivent s?imposer tôt ou tard, et triompher de toutes les préventions et de toutes les résistances. »

Le tribunal entre en délibération et rend son jugement en ces termes :

Attendu qu?il est établi au procès que Tardy, Vuillamy et Durand font partie d?une coalition d?ouvriers pour l?augmentation des salaires, qu?en outre ils se sont rendus dans plusieurs ateliers, au nom de cette coalition, pour y faire cesser le travail ;

Qu?il résulte de ces faits le délit prévu par l?art. 415 du code pénal ;

Attendu que la cause présente des circonstances atténuantes qui permettent de réduire la peine par application de l?art. 463 dudit code ;

Que ces circonstances consistent surtout dans l?absence de toute menace ou voie de fait ;

Le tribunal, faisant application des articles cités, condamne Tardy et Vuillamy à quinze jours de prison, et Durand à huit jours de prison ; les condamne en outre solidairement aux dépens.

 

 

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