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7 décembre 1833 - Numéro 11
 
 

 



 
 
    

Lyon, le décembre 1833.

Monsieur le rédacteur,

J’ai lu avec intérêt votre projet d’association entre les ouvriers fabricans d’étoffes de soie de la ville de Lyon ; ce projet et sa réalisation peuvent et doivent apporter de grandes améliorations dans la classe des industriels de cette grande cité.

Cependant, et à mon grand regret, je ne vois encore qu’un projet, et dans l’aperçu que vous avez donné, [2.2]j’aurais voulu voir un commencement d’exécution, j’aurais voulu connaître quelques maîtres ouvriers qui se sont déja réunis, et qui entre eux ont déja formé un principe, un commencement d’association.

Les réglemens et les statuts de la société seront les résultats des délibérations mûries par le temps et l’expérience. Quant aux avantages de la société des ouvriers fabricans, ils sont immenses, puisque cette association a pour but d’affranchir les ouvriers travailleurs de l’intermédiaire parasite et dévorateur des négocians qui viennent du nord et du midi de l’Europe pour acheter à vil prix les produits de notre industrie.

L’association comptera bientôt un grand nombre d’actionnaires qui auront facilement le moyen de complèter une mise de fonds de plusieurs millions ; l’intérêt de ce capital qui sera représenté par le bénéfice sur la matière fabriquée, assurera aux actionnaires un avenir plus heureux, tout en travaillant déja à des prix de façon plus avantageux. Par ce moyen, les ouvriers ne chômeront jamais ; dans les saisons rigoureuses ils auront toujours l’assurance de gagner leur vie, sans être constamment en hostilité ouverte avec le négociant fabricant.

Cet établissement sera en grand ce que sont les grands établissemens, en Angleterre et en Allemagne, particulièrement ; les fabricans de Londres, de Cowenthry, de Crevelt et d’Elberfeld honorent leur profession ; ils sont très riches, et cependant ils ne rougissent pas d’être toujours de père en fils fabricans et négocians. A Lyon les mœurs sont différentes, et voila pourquoi les ouvriers sont toujours malheureux.

Un fabricant de Lyon arrive de ses montagnes, il travaille pendant dix ans, vingt ans, il parvient à occuper cent ou deux cents métiers, chaque malheureux travailleur lui rapporte quarante ou cinquante centimes ; ce sont les sueurs de l’artisan qui l’enrichissent, c’est là tout son talent : savoir spéculer habilement sur la misère de l’ouvrier, c’est là toute sa science.

Par tous ces moyens, il acquiert une certaine fortune, mais il rougit bientôt de son origine, et au lieu de s’honorer d’une profession qui l’a enrichi, il quitte le commerce, il abandonne le quartier des Capucins, il vient à Bellecour, et là il cherche à faire de l’aristocratie en la cherchant dans ce repos honteux qu’on appelle la noblesse.

En quittant les affaires, il cède son commerce à des commis qui suivent ses erremens, et qui sont à leur tour les sangsues de la malheureuse classe ouvrière.

L’association projetée et dirigée par des hommes intelligens qui joindront aux connaissances mécaniques du métier la connaissance du commerce et des affaires, est le seul moyen de détruire le vice que je viens d’indiquer. Toutes ces fortunes acquises aux dépens de la véritable industrie reflueront dans toutes les familles de travailleurs, et l’encouragement sera d’autant plus grand, qu’indépendamment de l’aisance et de la prospérité journalière, le système d’actions augmentées par les bénéfices annuels leur garantira une existence assurée dans un âge plus avancé.

Je désire donc, Monsieur le rédacteur, que vous redoubliez d’efforts pour provoquer l’émulation de quelques principaux maîtres ouvriers, car vous savez comme moi que toutes les délibérations sont vicieuses quand elles n’amènent pas de prompts résultats.

Gilbert bourget, rue d’Amboise, n. 2.

 

 

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