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14 décembre 1833 - Numéro 13
 
 

 



 
 
    
du droit de coalition,

considéré comme inhérent au travail.

[1.1]Dans notre dernier article sur le droit de coalition, nous avons fait résulter ce droit de l’insurrection générale des travailleurs, qui sont (on ne le niera pas) l’immense majorité de la nation, contre la loi qui le proscrit. Notre argumentation était fondée sur le principe non contesté de la souveraineté du peuple. Nous avons pensé et nous avons dit que le peuple abrogeait une prescription légale par le fait même qu’il se prononçait contre elle ; car autrement sa souveraineté serait illusoire. Ainsi, selon notre manière de voir, une loi existe, elle doit être appliquée : un homme, deux hommes enfreignent cette loi, ils doivent être punis ; mais cent, deux cents, un nombre illimité, se présentent et réclament contre son application, alors, c’est au législateur à intervenir, puisque cette loi, soulevant une réprobation en quelque sorte unanime, montre par là qu’elle n’est plus la loi, c’est-à-dire, le résultat du consentement général. Lex fit consensu omnium : la loi est l’expression de la volonté générale. Cette volonté cessant, il y a lieu d’avertir le législateur : c’est au juge à remplir ce devoir ; car il en a deux, l’un envers la société, être collectif, de faire exécuter la loi ; l’autre envers les citoyens, de modérer une loi abusive ; et sans ce devoir, les paroles de J. J. Rousseau seraient vaines. Ce grand citoyen a dit que lorsqu’une loi était abusive, les citoyens devaient, en la transgressant, donner occasion de sévir contre eux, afin que plus elle serait appliquée souvent, mieux ressortît aux yeux de tous et aux yeux du juge lui-même le vice qui en doit amener l’abrogation. D’où résulte évidemment que Rousseau partageait les principes que nous avons posés.

Nous avons eu soin auparavant de faire la distinction des crimes naturels de ceux qui n’existent que par suite d’une prescription légale, et qu’on peut, à raison de cela, appeler fictifs. Il est certain, en effet, que jamais il n’y aura chez un peuple une majorité qui demandera l’abolition des lois sur l’assassinat, le vol et les autres délits dont la répression importe à tous. Sparte permettait, dit-on, le vol pour apprendre à ses citoyens la ruse et l’adresse nécessaires dans un Etat où la guerre était la vie habituelle ; mais nous sommes convaincus qu’elle ne le tenait pas à honneur, et qu’Agésilas, ou tel autre Spartiate recommandable, ne s’en est en aucune manière rendu coupable.

Nous savons toutes les objections qu’on peut faire contre le système que nous avons développé ; mais nous ne croyons pas qu’elles soient sans réponse ; et, pour rendre sensible notre pensée, nous dirons que l’on doit procéder ainsi à la répression des crimes légaux ou fictifs : d’abord, punition conforme à la loi ; [1.2]ensuite, indulgence ; et enfin, renvoi à la législature pour coordonner les mœurs et la loi. Tant qu’il n’y a que des délinquans, il faut punir ; mais lorsque la loi est contestée elle-même, il faut s’abstenir et s’enquérir.

Nous ne nous étendrons pas davantage sur ce sujet. Nous allons présentement examiner si en dehors du droit de coalition résultant du principe de la souveraineté du peuple, il n’est pas possible d’établir ce même droit comme l’un des élémens du travail, et rentrant dans le cercle des institutions légales.

On est convenu universellement que l’homme avait droit au travail ; on est convenu encore que le travail était le capital du prolétaire. Ces deux principes admis, nous allons en déduire les conséquences naturelles.

L’homme a droit au travail. C’est, sans doute, afin que le travail lui procure ce qui lui est nécessaire pour vivre ; car autrement, c’est lui qui serait l’esclave du travail. Il ne le dominerait plus pour le faire servir à ses besoins. Cependant, ce n’est pas de ce point de vue que nous voulons actuellement envisager cette grave question.

Le travail est le capital du prolétaire. Ce dernier a bien sur l’emploi de ce capital le même droit que l’homme riche a sur son capital, l’argent, le droit que tout propriétaire a sur sa propriété, tout marchand sur sa marchandise ; car, encore dans ce cas, si, cela n’était pas, le prolétaire serait l’esclave de son capital, au lieu de le dominer.

Tous les citoyens étant égaux, aucun ne pouvant être asservi à un autre, toutes les propriétés étant également sacrées, il faut conclure que le pauvre est l’égal de l’homme riche ; et le travail, qui est le capital du prolétaire, équivalant à l’argent, qui est le capital du propriétaire ; à la marchandise, qui est le capital du marchand ; toutes ces propriétés doivent être régies par une même loi : autrement l’égalité ne subsisterait plus. Nous pouvons donc, sans méconnaître la loi, demander pour le pauvre et pour son capital la même protection que le capitaliste, le propriétaire et le marchand ont pour le leur : la même sollicitude est due à tous ces capitaux de nature différente. Voyons si l’article 415 du code pénal, en proscrivant entre les mains du pauvre le droit qu’il a sur son capital, n’est pas attentatoire à l’égalité, puisqu’il n’existe aucune loi qui restreigne entre les mains du riche le même droit qu’il a sur son capital. Objectera-t-on la loi de 1807 contre le taux du prêt d’argent ? Nous répondrons avec tous les hommes qui ont étudié la matière, que cette loi, loin d’être favorable au pauvre, lui a été nuisible, et cela est facile à concevoir. Elle a diminué le nombre des prêteurs, et en ôtant toute concurrence, elle a fait refluer sur l’agiotage des fonds publics les capitaux qui, sans [2.1]elle, seraient venus alimenter l’industrie si les détenteurs avaient été libres de fixer la prime d’assurance qu’ils auraient jugé convenable d’exiger des débiteurs. Les grands capitalistes, forcés de se retirer, parce que l’intérêt légal ne leur représentait pas assez exactement les chances de perte ; la classe laborieuse a été par le fait livrée à quelques-uns qui se sont naturellement prévalus de leur petit nombre et des risques à courir par eux, puisqu’aux chances de perte, ils ont dû ajouter les chances judiciaires. La loi de 1807 a donc été une loi en faveur de l’argent plutôt qu’en faveur du travail ; et cela est si vrai, que l’on s’est bien gardé d’appliquer son niveau aux locations qu’il eût été tout aussi simple de fixer, si l’on avait eu véritablement souci de l’intérêt de la classe prolétaire. Cette loi écartée, nous n’en trouvons aucune qui restreigne le droit du propriétaire sur son capital, sa propriété ; et même lorsque l’intérêt public lui demande un sacrifice, il doit en être préalablement indemnisé.

Il y a donc antinomie complète entre l’article 415 du code pénal qui proscrit la coalition des ouvriers, c’est-à-dire, le droit de disposer du travail, et l’article 1er de la charte qui dit que les Français sont égaux devant la loi. Nous le répétons, l’égalité n’existe pas, puisque aucune loi ne défend à l’homme riche de disposer de l’argent. Bien plus, toute facilité a été donnée à ce dernier ; des palais ont été mis à sa disposition. Est-ce donc en effet, autre chose qu’une coalition permanente, que ces réunions des négocians dans un lieu public appelé bourse ? Que vont-ils y faire, ces privilégiés de l’argent ? ils vont coter le prix des marchandises et des fonds publics, c’est-à-dire, élever ou abaisser, à leur gré et suivant les besoins pécuniaires qu’ils pourront avoir, le prix de l’huile, du sucre, du café, de toutes les denrées, en un mot, et de l’argent… Nous sommes loin de nous élever contre ce droit que la loi leur confère ; mais alors il faut avouer que ce droit reconnu est un argument décisif en faveur de notre cause.

Voulez-vous que ce mot égalité, écrit fastueusement en tête du code de nos lois, ne soit pas un mot vide de sens, une amère dérision, une insultante ironie : élevez à côté de ce palais où l’on encense l’argent, élevez-en un autre où les prolétaires pourront à leur tour se réunir et coter le prix du travail. La sueur qui découle du front de l’artisan n’est-elle pas aussi sacrée que le calcul du négociant, décoré du nom de spéculation ? Le travail, capital du prolétaire, est-il d’un moindre prix que l’argent, capital de l’homme riche ?… Vous répondez, non… Eh bien ! d’où vient la différence qui existe entre eux ? Pourquoi, après avoir souffert, commandé même la coalition des détenteurs de l’argent, ne saurait-on souffrir celle des détenteurs du travail ? C’est par le rapprochement exact de deux quantités égales que le mathématicien procède pour avoir une valeur positive ; c’est par le rapprochement de deux positions semblables que le législateur doit opérer pour rendre une loi qui soit équitable. Nous croyons donc par tout ce qui précède avoir prouvé que le travailleur, fixant le prix du travail, est dans le même droit que le propriétaire cotant le prix de sa propriété, le marchand de sa marchandise, le capitaliste de son argent ; dès-lors, la loi, qui ne sévit pas contre ces derniers, ne peut atteindre le premier. Autrement, encore une fois, la Charte, qui proclame l’égalité des citoyens devant la loi, serait violée, et dès-lors, nous tirons une conclusion dernière : l’article 415 du code pénal, promulgué en 1810, est de fait et légalement abrogé par la Charte qui a suivi, suivant le principe, que les lois postérieures abrogent celles qui leur sont antérieures. Posteriora derogant anterioribus.

 

 

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