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18 décembre 1833 - Numéro 14
 
 

 



 
 
    

Exposition St-Pierre.

MM. GUINDRAND, BIARD, JACQUAND1, GROS-CLAUDE, et encore M. GUICHARD.

(6me et dernier article).

Aux derniers les bons, dit un proverbe populaire, auquel je me conforme. C’est que j’aime beaucoup les proverbes, moi ; ils sont la sagesse des peuples, ce qui prouve, pour le dire en passant, que les peuples ont une sagesse quelconque, tandis que les rois en sont totalement dépourvus, à moins qu’on ne veuille arguer de la vieille sagesse du roi Salomon, roi très sage en effet, puisqu’il n’avait que trois cents concubines, pour s’amuser le matin ou le soir, comme on voudra. Le pauvre homme !…

M. Guindrand est un paysagiste d’imagination et de talent. Ses scènes sont animées, ses plans bien dégradés, ses ciels lointains et vaporeux ; mais cet artiste a un défaut grave : il fait trop vite, M. Guindrand rêve ou voit un joli site, et aussitôt le voila, le pinceau ou plutôt la brosse en main, reproduisant sur la toile le site en question, lequel est fait presqu’aussi promptement qu’il a été vu ou rêvé. Vous êtes émerveillés, mais vous le seriez bien davantage si le peintre avait pris son temps ; car, si nous en croyons Parny2, les dieux seuls font vite et bien. M. Guindrand a accroché [3.2]à l’exposition deux grands paysages, empreints tous les deux de ses qualités, et de ses défauts ; je m’arrête devant ses forges d’Allevard. J’en aime l’ordonnance, la couleur, l’animation, la perspective ; mais aussi j’en réprouve la sécheresse et la crudité, surtout dans les premiers plans. L’eau qui s’échappe de ce chenal en planches n’a guère plus de flots et de transparence que les planches même, et j’enlèverais volontiers avec mes ongles ces gros pochons de couleur destinés à faire tourner ces troncs d’arbre ou ces nuages qui fuient à l’horizon. Ce tableau est vendu à la ville, dit-on ; tant mieux pour M. Guindrand ; je voudrais pouvoir en dire autant pour la ville.

Comme M. Guindrand, M. Biard a son cachet, et je l’en félicite ; car, je ne vois de postérité que pour les artistes qui ont un cachet. Nul plus que M. Biard ne met de tact et d’esprit dans la disposition de ses tableaux. Chacun des personnages qu’il place en scène occupe bien le plan qu’il doit occuper, regarde bien où il faut qu’il regarde, fait et dit bien ce que le peintre a voulu lui faire faire ou dire. Malheureusement tous ses personnages, quoique très-diversement drapés et vêtus, paraissent jetés dans le même moule, en raison de la similitude de leur couleur ; ils sont tout gris, on dirait au premier coup-d’œil, une gouache fort bien dessinée et coloriée ; mais enfin, on dirait une gouache. Le plus capital des nombreux tableaux qu’a exposés M. Biard, est, sans contredit, sa vue intérieure de l’Antiquaille, le Charenton lyonnais. Le public aime ce tableau, il s’y arrête et en contemple avec un muet saisissement les diverses et déplorables scènes ; mais le public n’en aime pas la couleur, il a beau se tourner d’un côté, puis de l’autre, puis de face, puis enfin, se frotter les yeux, il voit toujours gris, comme il voit violet quand il regarde les tableaux de M. Revoil. Est-ce le public ou M. Biard qui a tort ? Il serait à la rigueur possible que M. Biard trouvât que le public n’a pas raison, ne lui en veuillez pas ; quel artiste n’a pour ses productions des entrailles de père ?

La Louise Labbé présentée à François Ier, de M. Jacquand, est une œuvre devant laquelle il ne faut s’arrêter que le temps nécessaire pour se convaincre qu’un artiste qui cherche à être autre chose que lui-même se brouille avec l’avenir. Il y a au moins quelques parties remarquables dans le Thomas Morus ; il n’y a rien que de très faible dans la Louise Labbé. Ces profils n’ont point de relief, ces tailles point de proportion, ces figures point de physionomie ; bref, Louise Labbé est une estampe et pas des meilleures encore. Je suis fâché de montrer tant de sévérité à M. Jacquand, mais je me sens peu de pitié pour ces artistes de province qui, sur une critique venue de Paris, changent leur manière du matin au soir et du noir au blanc, et se feraient franchement croûtons, si quelque jour les Aristarques de la capitale déclaraient que les croûtons sont seuls d’excellens peintres. Qui ne se sent pas indépendant en fait d’arts, mourra avant la fin de sa vie.

Uno avulso non deficit alter. Pendant que l’école lyonnaise s’en allait, l’école genevoise venait au monde, et, peut-être, pour vivre plus long-temps que sa devancière ; Dieu le veuille. Cette école nous est révélée par plusieurs peintres, mais M. Diday suffirait seul pour la mettre en lumière. Cet artiste, à travers quelques défauts qui sont d’un amendement facile, possède des qualités vraiment éminentes, de ces qualités qui font qu’après un siècle et demi un Claude Lorrain est toujours un Claude Lorrain. M. Diday pousse jusqu’à la magie l’art de la couleur, qu’il peigne une vue des Alpes, un coucher du soleil ou l’aspect du lac de Genève agité par le vent du midi. Cet artiste voit juste, et peint comme il voit. En considérant son chalet, on se sent transporté dans les Alpes, ainsi qu’on se sent pénétré des dorés et chauds rayons du soleil, lorsqu’on regarde avec attention son village de Bruntz, que l’Aristarque du Précurseur, je crois, a pourtant trouvé peint comme avec des jaunes d’œufs. Pauvre Aristarque !… un Pater, s’il vous plaît, pour que Dieu lui donne des sens plus justes. A côté de M. Diday et sur la même ligne, l’école genevoise nous révèle M. Gros-Claude3. Je dis sur la même ligne, parce que le pinceau de cet [4.1]artiste n’est pas moins prestigieux que celui de son compatriote. Qui ne connaît les deux petites jumelles ? qui n’a admiré cette carnation si vraie de ton, si juste de couleur, si suave de contours ? Qui ne s’est arrêté devant l’enfantine expression du sourire et du regard de ces deux petites filles qui arrivent à la vie, et ne la voient encore, innocentes qu’elles sont, qu’avec leurs yeux de cinq à six ans ? Pauvres petites, dont l’illusion, hélas ! ne durera pas long-temps ! – Qui n’a payé aussi son tribut d’admiration à la jeune vierge aux cheveux rouges, regardant par une belle matinée de printemps à la croisée de sa chambre, se sentant naître, peut-être, pour la première fois, et demandant à l’avenir de son œil et de son sourire, si le vague bonheur, dont déborde son cœur de quinze ans, sera un rêve ou une réalité ? Est-il rien de plus naturellement posé, de plus naïvement méditatif, et en même temps de plus gracieusement peint et modelé, que cette jeune fille ? Non : le pinceau, même celui de Paulin Guérin4 ou de feu Th. Lawrence, ne va pas plus loin. Il y a des idées bien simples dans les arts, mais qui sont tout un poème quand elles sont rendues avec supériorité. Telle est la vierge mondaine de M. Gros-Claude.

J’ai parlé déja de M. Guichard ; mais comme cet artiste est de ceux dont on ne parle jamais trop, je dirai qu’il a exposé et, dit-on, donné au musée son propre portrait, peint par lui même. C’est là un acte d’amour, peut-être un peu déplacé. Le portrait d’un artiste exposé dans un musée est une sorte d’apothéose qu’il faut mériter par de longs et glorieux travaux ; sinon, cette apothéose prête à rire, ce qui est pis à mon sens qu’une honnête obscurité. Ceci dit, je rendrai toute justice au portrait de M. Guichard, comme page de peinture. Toutes les qualités de l’auteur de la mauvaise pensée s’y trouvent à un haut degré ; seulement, je ferai remarquer au peintre, d’une part, qu’il ne s’est pas posé d’une manière naturelle, et de l’autre, qu’il n’a pas été assez économe du bistre et du noir d’ivoire. Dans vingt ans, son portrait aura l’air d’avoir un siècle ; c’est un défaut : tableaux et gens, tout cela a l’air vieux assez tôt. – MM. les peintres, à l’année prochaine, si Dieu nous prête vie. Arrangez-vous à ce que je ne taille ma plume que pour l’éloge.

B. (A).

Notes (Exposition St-Pierre palais Saint-Pierre ....)
1 Antoine Guindrand (1801-1843), François-Auguste Biard (1799-1882) et Claude Jacquand (1803-1878) étaient tous trois membres de l’école lyonnaise.
2 Référence ici au peintre et poète Evariste-Désiré Desforges (Parny) (1753-1814).
3 Inaugurée par les tableaux de paysages et de montagnes de Pierre Louis de la Rive (1753-1817), lui-même influencé notamment par Claude Lorrain (1604-1682), l’Ecole genevoise de peinture avait alors comme principaux représentants, Louis-André Gros-Claude (1784-1869) ou surtout François Diday (1802-1877).
4 Référence ici à deux grands portraitistes, Jean-Baptiste Paulin-Guérin (1783-1855) et Thomas Lawrence (1769-1830).

 

 

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