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4 janvier 1834 - Numéro 19
 
 

 



 
 
    
MÉMOIRE

de la chambre de commerce de lyon.

La chambre de commerce de Lyon, comprenant toute l?importance des questions sur lesquelles M. le ministre du commerce, par sa circulaire du 27 août dernier, sollicite son attention, et aussi ses avis, s?est occupée sérieusement et consciencieusement à rechercher des solutions basées sur l?intérêt général du pays.

M. le ministre verra par ses réponses que l?abolition du monopole des soies de France, sollicitée par la chambre de commerce de Lyon, est un précédent auquel elle reste fidèle, et qu?elle offre toujours en exemple aux industries qui, par exception sans doute, demanderaient le monopole pour leurs produits et la liberté pour tous les autres.

Le grief le plus légitime qu?on puisse alléguer contre le système de douanes suivi en Europe et particulièrement en France depuis l?empire, c?est qu?il suppose à peu près que chaque peuple doit se suffire à lui-même, que chacun peut trouver sur son sol et dans son industrie tout ce dont il a besoin. Cette hypothèse fondamentale est l?exagération d?un principe vrai, savoir : que chaque peuple doit, autant que possible, tirer parti de toutes les ressources que lui offre le sol sur lequel Dieu l?a placé. Mais si ce principe est vrai, il en est un autre qui ne l?est pas moins, c?est que les divers peuples sont entourés de circonstances particulières et que chacun d?eux est plus propre à telle ou telle production, à telle ou telle industrie : ici les fers et les tissus : là les ; vins ; sur un point le blé ; sur un autre le riz ; ailleurs les cotons ou la soie ; à droite les objets d?art et de goût ; à gauche les objets d?utilité, les mécaniques ; etc. Chacun d?eux a intérêt, non à tout faire, mais faire principalement ce qu?il sait le mieux faire.

S?il en était ainsi, si la division du travail s?établissait entre les peuples, si chaque pays se consacrait spécialement à créer, non d?une manière absolue, mais seulement par prédominance, tel ou tel produit, telle ou telle denrée, il est clair qu?on aurait trouvé la combinaison la plus avantageuse à tout le monde ; car le chiffre des échanges devenant par là aussi considérable qu?il est possible de le concevoir, le commerce serait porté au maximum de son développement.

Il ne faut pas désespérer de voir ce régime s?établir ; mais ce ne peut être que peu à peu et par degrés ; car il [1.2]ne sera possible que lorsque bien des préjugés qui divisent aujourd?hui les peuples auront été dissipés.

Quoi qu?il en soit, même en se dirigeant vers ce but, on ne saurait méconnaître l?utilité actuelle des douanes, comme sources de revenus publics et comme protection temporairement nécessaire à la conservation de certaines industries qui ne sont élevées que sur la foi de cette protection.

Mais comment établir les droits de douanes ?

D?après quelles conditions en fixer le chiffre ?

Quelle peut être la limite des tarifs ?

La contrebande, qui tient la balance à la main, est ici le guide le plus sûr et le plus facile à suivre.

Toutes les fois qu?un droit sera tel qu?il n?empêchera pas la contrebande ; toutes les fois qu?il pourra être avéré que, moyennant une prime, des entrepreneurs de fraude pourront introduire des marchandises tarifées, la limite raisonnable aura été dépassée.

Et la meilleure preuve que nos tarifs actuels sont généralement trop élevés et que nos prohibitions sont déraisonnables, c?est que la contrebande en grand, la contrebande organisée, est exploitée, pour ainsi dire, comme toute autre industrie, sans exciter ce sentiment de réprobation dont l?opinion frappe toute action illicite, et qu?elle a ses comptoirs, ses prix débattus et publics.

Chacun sait que l?introduction des cachemires de l?Inde coûte 10 p. 0/0 ; celle de l?horlogerie et de la bijouterie, de 5 à 12 ; celle des cotons filés, de 18 à 25 ; celle des tulles anglais, de 15 à 18 p. 0/0 ; celle des articles tissés volumineux de 13 à 25 p. 100, etc.

Un pareil état de chose est profondément affligeant pour la morale ; il provoque et encourage irrésistiblement à la désobéissance aux lois ; il est ruineux pour le commerce régulier, sans avantage pour aucune industrie, et surtout onéreux pour les contribuables qui, s?ils payaient au fisc ce qu?en définitive ils paient aux contrebandiers, seraient soulagés d?autant dans la cote de leurs impositions.

Des droits élevés ou des prohibitions tendent à constituer un monopole. Or, on comprend bien le monopole au profit de l?état, parce que l?état c?est tout le monde, c?est le pays ; mais le monopole au profit d?une classe de producteurs, c?est du privilége, et de celui que notre siècle est le moins disposé à supporter.

A ces considérations générales, destinées à éclaircir ce qui suit, succède naturellement l?examen des questions particulières.

La chambre de commerce de Lyon est convaincue qu?il est dans l?intérêt général, qui doit être le seul guide des ministres et des chambres, de substituer à toutes les prohibitions des droits dont le taux soit toujours au-dessous de la prime connue de contrebande ; mais parmi celles [2.1]qui sont le plus directement nuisibles à l?industrie, en général, et à celle de Lyon en particulier, la chambre citera les colons filés de tous numéros, les laines longues anglaises.

Les cotons filés, car il est irrécusablement prouvé qu?ils sont, pour ainsi dire, une matière première indispensable aux industries que leur rareté, leur cherté ou leur infériorité empêchent de se développer.

Les laines longues anglaises, dont rien n?a jamais motivé la prohibition, puisqu?il n?existe pas en France de troupeaux donnant des qualités semblables, seraient avec les cotons filés une source abondante de travail pour nos fabriques.

Dans l?intérêt général des producteurs et des consommateurs, il conviendrait de réduire à un simple droit de balance tous les droits qui pèsent sur les matières premières en général, et notamment entr?autres, les bois de teinture, les bois pour les ustensiles, les huiles propres aux fabriques, et toutes les provenances, les cotons en laine, etc. Indépendamment de ces articles, il en est surtout deux autres qui, relativement aux industries dont ils sont l?ame, aux travaux dont ils sont la source, sont presque plus que des matières premières, et se trouvent cependant plus maltraités par nos lois de douane que s?ils étaient des objets du luxe le plus frivole : ce sont les houilles, les fers.

Oui, la houille est plus qu?une matière première : elle donne elle-même naissance ou valeur à bien des matières premières, elle est un objet de première nécessité comme le pain et le bois, et tant qu?en France il y aura des gens ayant froid, la houille sera trop chère ou le travail trop rare. La houille à bas prix est si essentielle à l?industrie, que les Anglais en entravent la sortie par des droits élevés, et qu?un gouvernement qui voudrait favoriser les développemens du travail et du bien-être des classes pauvres devrait plutôt lui accorder une prime d?entrée que la frapper d?un droit.

Et, chose singulière et vraiment inexplicable, sur le littoral où il n?existe pas de mines à protéger, le droit sur les houilles est de 1 fr. 10 c. par 100 kilog., tandis que sur la frontière belge il n?est que de 33 c., et pourtant là on se plaint avec raison.

Ce régime est la négation de la navigation à vapeur. Un bâtiment, muni d?une machine de la force de 150 chevaux (le Sphinx en a 2 de 80), consomme par jour à raison de 5 kilog. (par heure et par force de cheval) 18,000 kilog., à raison de 1 fr. 10 c. de droits par 100 kil. ; c?est 198 fr. par jour.

Quant aux fers, le droit de 275 fr. par tonneau est égal à une prohibition tout au profit des propriétaires de bois qui élèvent leurs prétentions à mesure que les fers montent.

Qu?on baisse ou non ces droits injustes et nuisibles pour le pays, les usines à fer auront une crise, ne fût-ce que par la concurrence intérieure des fourneaux à coke. En 1828, lors de l?enquête commerciale, la chambre de commerce de Lyon demandait déjà la réduction progressive des droits prohibitifs, qui pesaient sur les fers. Aujourd?hui, plus forte encore qu?alors des plaintes de l?agriculture et de l?industrie dont cet onéreux monopole arrête les développemens, elle vient supplier le gouvernement d?en délivrer le pays, non pas brusquement, mais progressivement, et en commençant en 1834 par une réduction annuelle de 18 p. 0/0, de manière à ce que, dans un temps donné, la subvention que le pays paie aux propriétaires de bois et de forges se trouve réduite à un fort droit de balance.

La fabrication du salpêtre à l?intérieur est forcée, artificielle, onéreuse au pays qui pourrait se procurer, au tiers du prix, les salpêtres de l?Inde et du Chili.

L?objection qu?on fait contre leur admission, avec un droit modéré, paraît peu fondée.

Les salpêtriers, dit-on, renonceront à leur industrie, et en cas de guerre, et surtout de guerre maritime, on serait au dépourvu.

1° Il faudrait avoir la guerre avec tout le monde, pour que par mer ou par terre le salpêtre ne nous vînt pas ;

2° En cas de guerre, la provision déjà existante nous mènerait loin ;

3° En cas de guerre, rien ne serait plus aisé que de [2.2]rétablir les salpêtrières actuelles ; c?est une fabrication des plus simples dans la pratique : en quinze jours les ateliers seraient reconstitués et les ouvriers formés. L?exemple de notre première révolution vient à l?appui de celle assertion, et il faut ajouter que depuis cette époque les sciences, et particulièrement la chimie, ont fait des progrès immenses.

Les droits existans sur les toiles et linges de table sont déjà trop élevés, et la rareté et l?infériorité de ces objets chez le peuple de France, relativement aux peuples étrangers, est une preuve patente de leur trop grande cherté.

La chambre n?approuve pas davantage la demande de droits plus élevés sur le lin et le chanvre peigné, non plus que sur le poil de chèvre coupé, que l?on doit considérer les uns et les autres comme des matières premières.

La chambre est d?avis qu?on doit encore considérer comme matières premières, c?est-à-dire comme source de travail tous les produits auxquels il reste des façons à donner. Et quant aux tissus foulards écrus des Indes, d?Angleterre et de toute provenance, quoiqu?ils doivent faire à nos fabricans, dont la chambre compte plusieurs parmi ses membres, une concurrence sérieuse, elle n?hésite pas à dire que leur introduction, avec un droit très modéré, sans même la condition gênante et complètement illusoire de leur réexportation, ne pourrait qu?accroître nos élémens industriels, soit en stimulant nos fabricans tisseurs, soit en donnant un nouvel aliment à l?impression sur soie, qui a pris depuis peu en France un très grand développement, soit en ajoutant un article de plus à nos assortimens, dont la riche variété doit attirer à notre marché les commandes de toutes les consommations.

Il est essentiel à une nation qui s?appuie sur la mer au nord, à l?ouest et au midi, de tirer parti de sa position, et la chambre de commerce de Lyon félicite le gouvernement de ses efforts sincères pour amener le développement de notre marine.

Mais tous ses efforts resteraient sans effet si nos lois de douane, faites sous l?influence de l?idée anti-maritime, anti-commerciale du système continental, n?étaient pas largement modifiées.

Pour avoir un commerce maritime, pour avoir un commerce, en général, il faut beaucoup vendre et beaucoup acheter, il faut échanger. Or, comment échanger, si nous n?ouvrons la France aux provenances étrangères ? Sous ce rapport, la question des salpêtres acquiert une importance toute nouvelle ; de même les chanvres, les cuirs, les peaux, les suifs, les laines, les bois, la houille, les fers, etc.

Un moyen excellent de faire grandir notre marine et de donner du mouvement à nos ports qui languissent, consisterait surtout à multiplier les relations de la France avec la nation maritime par excellence, avec l?Angleterre. Aussi la chambre de commerce de Lyon applaudit-elle aux efforts multipliés du gouvernement pour cimenter cette alliance. Mais cette alliance, il ne faut pas le perdre de vue, ne peut acquérir de la solidité qu?autant qu?elle sera basée sur des intérêts commerciaux qui offriront aux deux peuples un mutuel et égal avantage, et alors revient nécessairement l?indispensabilité de l?échange, et alors aussi se présente l?importante question de nos vins et eaux-de-vie, et des fontes et fers d?Angleterre, de nos soieries et objets de goût, et des cotons, cotonnades, laines d?Angleterre, etc., etc. Ainsi toutes les questions se tiennent, et il est impossible de toucher à l?une des principales sans soulever toutes les autres.

A ce sujet, la chambre fera observer que, tout en protestant de ses vues libérales sur les questions de douane, le gouvernement anglais, au moins en ce qui concerne notre industrie, n?a pas libéralement appliqué ses théories ; ainsi la loi qui fixe à 30 p. 100 les droits sur nos soieries, est interprétée par lui de manière que la perception les élève souvent à 55 p. 100 ; d?où il résulte que sur environ 25 millions de soieries françaises qui entrent annuellement en Angleterre, 9 à 10 millions seulement acquittent les droits.

Bien convaincus que lors même que l?Angleterre n?entrerait pas franchement avec nous dans la voie de la [3.1]liberté commerciale, il serait toujours, de notre intérêt d?y marcher ; la chambre ne signale pas ce fait pour accuser, mais seulement pour que M. le ministre du commerce le fasse valoir dans l?intérêt des relations réciproques.

La chambre ne terminera pas sans exprimer son vif désir et ses justes espérances de voir enfin couronner du succès les efforts du gouvernement pour obtenir des chambres une discussion, et des délibérations éclairées et profondes sur les élémens d?une loi de douane en harmonie avec les besoins et les lumières du pays.

 

 

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