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11 janvier 1834 - Numéro 21
 
 

 



 
 
    

Au Rédacteur.

[3.1]Monsieur,

Je venais à peine d’être acquitté par le jury de l’accusation portée contre moi pour un discours prononcé sur la tombe de Mouton Duvernet, que j’ai été de nouveau arrêté. C’est la cinquième fois, depuis les événemens de novembre, que je suis en butte aux poursuites du parquet. Jusqu’à présent du moins, en attaquant ma personne, on avait respecté mon honneur : il n’en est pas de même aujourd’hui. On a besoin de salir l’homme absous par le jury, et l’on m’accuse d’escroquerie. Le journal de la police qui devrait être mieux instruit que personne, puisqu’il a les confidences du bureau de M. Prat, va plus loin que le parquet, et dit que c’est pour soustraction de minutes de jugement, et pour avoir détourné les deniers publics pendant que je remplissais les fonctions de commis greffier au tribunal de simple police de la ville de Lyon.

Tout est faux dans cette triple accusation : j’ai quitté volontairement le greffe de la police municipale en 1828 ; trois greffiers se sont succédé depuis cette époque ; des poursuites judiciaires sont dirigées contre l’un d’eux ; je n’ai jamais été son commis ; ce fait a été bien établi dans l’instruction.

Scribe par état, je faisais la besogne de quelques-uns des huissiers de service près ce tribunal, et j’avais ainsi connaissance des condamnations. Au mois d’avril de cette année, une décision ordonnait que tous les jugemens susceptibles d’appels ou d’oppositions seraient expédiés et signifiés ; dès-lors j’écrivais aux condamnés qu’ils eussent à se rendre auprès du ministère public, afin d’acquiescer au jugement rendu contr’eux, ce qui leur évitait les frais d’expédition et de signification. Un grand nombre de citoyens ont été ainsi gratuitement avertis par moi, et je défie un seul d’entr’eux de dire qu’il m’ait donné, ou que je leur aie demandé la moindre rétribution pour ce fait.

Une vérification faite au greffe fit reconnaître que le greffier ayant reçu des amendes n’en avait pas tenu compte au fisc, et plainte fut portée contre lui au procureur du roi, en juillet 1833 ; vous remarquerez la date. Les contrevenans à qui on réclamait une seconde fois ces amendes, dirent les avoir payées au greffe à un grand blondin : j’ai le malheur d’être grand et d’avoir les cheveux blonds ; il n’en fallut pas plus pour être dénoncé par M. Trolliet, receveur de l’enregistrement. Cependant l’instruction de cette affaire a eu lieu ; les témoins confrontés avec moi ont déclaré ne pas me reconnaître pour celui à qui ils avaient payé. A ma demande, M. Populus manda devant lui un commis greffier que les témoins reconnurent pour être le grand blondin à qui ils avaient remis leur argent.

Après ces preuves, j’espérais recouvrer ma liberté : on formula une autre accusation !… Les explications que je vais donner ne tarderont pas à la détruire, j’en suis certain. Sur près de quatre mille amendes que j’ai reçues des contrevenans et payées pour eux au fisc, deux sont demeurées entre mes mains, et voici comment : une femme Chanal, logeuse, chaussée Perrache, refusa d’aller acquiescer à son jugement, et me pria d’acquitter pour elle une amende de 18 fr. 60 c. dont elle me remit le montant, et dont je lui donnai un reçu, en lui recommandant de me faire prévenir lorqu’elle recevrait l’avertissement, attendu que c’était le moment seul où le receveur ayant l’extrait du jugement pourrait percevoir. Je ne revis plus cette femme. Avertie de payer, elle dit que je m’étais chargé de ce soin pour elle, et remit mon reçu au receveur qui, sans m’en donner le moindre avis, l’envoya au procureur du roi.

Le sieur Guy, voiturier à Cuire, était poursuivi par l’huissier de la régie de l’enregistrement pour une somme différente de celle à laquelle il avait été condamné. Il alla se plaindre au greffe, d’où on me l’envoya pour lui faire rendre justice. En effet, je vérifiai le jugement et reconnus l’erreur : Guy gagna 2 f. 20 c. qu’on lui demandait en trop. J’instruisis l’huissier du fait ; il suspendit les poursuites jusqu’au moment où un nouvel extrait serait délivré, époque à laquelle je prévins que [3.2]je devais payer. M. Trolliet, averti de cette erreur et sachant sans doute que j’étais chargé d’acquitter, fit avec Guy comme il avait fait avec la femme Chanal, et l’un ne me prévint pas plus que l’autre. Le devoir de M. Trolliet était cependant de poursuivre le paiement de ces amendes ; s’il l’eût fait, les deux personnes qui m’avaient chargé de payer pour elles m’eussent prévenu et je n’eusse point été victime d’une sorte de guet-apens. Mais cela n’eût pas fait le compte de M. Trolliet qui se souvient que j’ai travaillé six ans au bureau de l’enregistrement, que les employés m’accordaient quelques capacités dans cette partie et en refusent et moi aussi à mon antagoniste. Je me suis même assez franchement prononcé sur son savoir, et dès-lors c’est une affaire d’amour-propre dans laquelle il a à se venger. Enfin, il a encore un grief à me reprocher, et le voici : en écrivant aux condamnés, pour leur éviter l’expédition et signification du jugement, je fais diminuer les recettes de M. Trolliet, car il y a du timbre et de l’enregistrement de moins. Lorsqu’un jugement est entaché de nullité, j’en préviens le condamné qui forme opposition, ce qui suspend les poursuites ; M. Trolliet, que je n’ai pas la complaisance d’avertir, continue, et lorsque le jugement est reformé, les frais ne sont pas payés et j’ignore à la charge de qui ils tombent.

J’ai dit toute la vérité ; on me jugera. Cette lettre a été écrite le lendemain de mon premier interrogatoire, mes amis m’ont empêché de la publier, ils craignaient d’irriter les hommes à qui je dois ma captivité ; ils espéraient me faire obtenir ma liberté sous caution : elle me fut en effet promise moyennant 500 fr. Mes amis les apportèrent, mais ce n’était qu’un leurre, ils avaient 500 fr., on leur en demanda 2,000 !…

J’attendrai donc en prison le jour du jugement, je l’attendrai avec calme et sans crainte, mais je n’ai pas dû par mon silence laisser plus long-temps planer sur moi des soupçons outrageans.

Recevez, monsieur, mes salutations fraternelles,

tiphaine.

 

 

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