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11 janvier 1834 - Numéro 21
 
 

 



 
 
    

Petit Prône du Journal des Judas.i

En ce temps-là, le Journal des Judas voulut ramener au devoir et à la fringale, les ouvriers qui réclamaient une augmentation de salaire, afin de pouvoir vivre tout-à-fait.

Le Journal des Judas commença par demander lui-même une augmentation de subvention.

Il farfouilla ensuite dans sa garde-robe, pour y chercher quelque costume approprié à la circonstance. Il choisit cet ancien bonnet carré, ce rabat et ce goupillon qui lui donnaient l?air si béat, à certaine époque de la restauration.

Il garda ce pantalon de paillasse qu?il n?a jamais quitté, car c?est le fond de tous ses costumes. Il fit choix, parmi ses quarante tabatières de souverains, de celle qui lui fut donnée en 1814 par S. M. l?empereur de Russie, en commémoration de la prise de Paris. Cela fait, il monta dans son ancien tombereau du temps de la terreur, dont il a fait successivement un fauteuil académique et une chaire à prêcher.

Et alors il prit la parole, en ce style moitié savate, moitié académique, moitié coin de rue, moitié salon, qui le distingue particulièrement, ainsi que ces valets de bonne maison, ces fats d?antichambre, qui apprennent le français, et s?instruisent aux belles manières par le trou de la serrure.

? « Ouvriers, dit-il, j?ai déjà eu l?honneur de vous traiter de barbares ; permettez-moi d?ajouter aujourd?hui que vous êtes des polissons, qui ne rêvez que le pillage des boutiques, le partage des abonnés de journaux bien pensant, et la loi agraire, que vous ne connaissez même pas. Vous êtes des polissons.

« Vous dites que depuis l?avénement de la royauté du neuf août, vos moyens d?existence sont insuffisans, que vous ne gagnez, la plupart, que pour vivre huit heures sur vingt-quatre. Vous dites que vous avez faim ? Oui, vous avez faim, vous avez faim d?anarchie. Vous dites que vous avez soif ? Oui, vous avez soif, vous avez soif de désordre. Vous dites que vous avez froid ? Oui, vous avez froid, vous avez froid d?embrasement révolutionnaire. Vous êtes des polissons.

« Est-ce ma faute, est-ce la faute de tous les gens de loisir, qui me ressemblent, si vous n?avez de quoi vivre, les uns, que les deux tiers, les autres, que la moitié, les autres, que le quart de votre vie ? Est-ce notre faute, s?il y en a même parmi vous qui passent leur vie tout entière à mourir de faim ? Qui vous a empêchés, polissons que vous êtes, d?être subventionnés par tous les gouvernemens qui ont rendu la France si heureuse, qu?elle les a chassés les uns après les autres ? Que n?avez-vous célébré l?entrée des Cosaques à Paris ? Que ne vous êtes-vous attachés à la corde qui renversa la statue de l?ogre de Corse ? Que ne portiez-vous en triomphe, la veille, le magnanime empereur des Français ? Que n?avez-vous fait des incongruités pour et contre tous les régimes, selon qu?ils vous accordaient ou vous refusaient des augmentations de salaire ? Vous ne seriez pas réduits à en demander maintenant ; vous ne seriez plus des barbares, vous seriez des gens parfaitement civilisés ; vous ne seriez plus des prolétaires, vous seriez des hommes de loisir, des conseillers d?état, peut-être, des hommes vertueux. Au lieu de n?avoir à vivre que dix-huit heures sur vingt-quatre, vous en auriez vingt-quatre, pour le moins, à vivre sur dix-huit. Vous ne seriez plus des polissons.

« Du reste, ce qui n?est pas fait, n?est pas fait. Il s?agit d?obvier pour le moment à votre malaise.

« Vous avez faim, dites-vous ? Il y en a qui jugeraient que le plus pressé serait de vous procurer des moyens [4.2]d?existence ; il y en a, et le Constitutionnel est de ce nombre, qui vous conseilleraient de placer dans les caisses d?épargne, l?argent que vous ne gagnez pas ; de consacrer à apprendre à lire, à écrire et calculer, le loisir qui ne vous est pas laissé ; et enfin de vous bien remplir de Voltaire et de Rousseau, pour vous tenir parfaitement chaud aux pieds ; car vous êtes des polissons.

« Ces moyens peuvent être fort bons, mais cela ne suffit pas. Soyez vertueux, polissons que vous êtes, soyez vertueux. Vous ne gagnez pas assez ? soyez vertueux. Vous n?avez pas de souliers, pas de pantalons, pas de vestes, pas de casquettes ? ne vous abandonnez pas à des rêves de luxe, ne rêvez pas de bottes, de chapeaux, de redingotes et de culottes de satin ; soyez vertueux. Vous n?avez pas de quoi apprendre à lire ? ne lisez pas de journaux de l?opposition ; soyez vertueux. Vous n?avez pas de pain ? ne vous livrez pas à la gourmandise ; soyez vertueux. Vous n?avez pas de vin ? ne vous abandonnez pas à l?ivresse ; soyez vertueux. Vous n?avez pas de domicile ? gardez-vous des beaux et somptueux appartemens, gardez-vous de ces tapis si doux au marcher, de ces canapés si moelleux, de ces boudoirs si charmans ; soyez vertueux, polissons ! La modération, le désintéressement, le mépris des richesses, la sobriété, la vertu, voila qui tient lieu de tout ; même de pain, de bas, de bottes, de journaux, de flanelle, d?habits, de Voltaire, de Rousseau, de tout ; soyez vertueux. Cela ne vous empêchera pas de mourir de faim, de froid, de misère, de désespoir ; mais du moins vous vivrez tranquillement, paisiblement, honnêtement, vertueusement, légalement surtout, et non pas comme de vrais polissons, qui êtes assez bêtes, assez barbares, assez malappris pour demander à la royauté de juillet quelque allégement à vos souffrances. Polissons, va ! »

Ainsi parla le Journal des Judas. Ensuite de quoi, il alla toucher l?augmentation de salaire qu?il avait méritée, en parlant si éloquemment contre les augmentations de salaire.

(Le Charivari.)

 

 

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