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22 janvier 1834 - Numéro 24
 
 

 



 
 
    
LE CONSEIL DES PRUD?HOMMES
et le tribunal de commerce.

Le tribunal de commerce de Lyon vient de statuer sur l?appel d?un jugement rendu par le conseil des prud?hommes de la même ville, entre Chapeau, fabricant, et Grillet et Trotton, négocians. Cette affaire mérite de fixer l?attention, moins encore par son importance pécuniaire que par les principes, qu?elle soulève. Nous espérons en effet en tirer un argument décisif en faveur de la libre défense. On verra par-là que si nous insistons sur cette question élevée par nous dans l?Echo de la Fabrique, aussitôt qu?il nous fut confié, ce n?est point par [1.2]le puéril entêtement de faire prévaloir notre opinion, ni dans le but secret de servir, soit notre intérêt particulier, soit celui de nos confrères, mais dans l?intérêt seul et bien entendu de la classe ouvrière. Les hommes honnêtes mais prévenus contre la libre défense, verront à quels graves inconvéniens sa prohibition entraîne et les juges et les justiciables. Le conseil des prud?hommes lui même rougira, nous n?en doutons pas, de sa conduite ; il se repentira d?une obstination coupable dont il va apercevoir la conséquence funeste personnifiée dans un citoyen ; car nous sommes loin de croire que ce soit par suite d?un calcul qui serait infame, que le conseil des prud?hommes a constamment refusé aux ouvriers traduits à sa barre le droit de se faire assister d?un conseil, suivant l?usage reçu dans tous les tribunaux.

Expliquons auparavant les faits dans toute leur simplicité, et tels qu?ils nous sont transmis par une personne digne de foi.

Les sieurs Grillet et Trotton, négocians, avaient passé des conventions avec le sieur Chapeau, chef d?atelier. Ce dernier s?était engagé à faire travailler pour les premiers 4 métiers jusqu?à concurrence de 8,000 fr. Une indemnité de 800 fr. fut stipulée au préjudice de celui qui ne remplirait point ses engagemens.

Pendant quelque temps, les conventions se sont exécutées de bonne foi ; mais plus tard les commis des sieurs Grillet et Trotton rebutèrent le sieur Chapeau ; ils lui faisaient subir des diminutions sur les façons, en prétendant qu?il y avait des trous, des défauts à l?ouvrage. Des erreurs se faisaient continuellement sur son livre.

Souvent les sieurs Grillet et Trotton avaient comparu devant les prud?hommes pour ces difficultés, qui se terminaient toujours à l?avantage du sieur Chapeau.

Le 7 novembre dernier, Chapeau avait fait comparaître les négocians sur un simple billet d?invitation, afin de régler devant le conseil des prud?hommes une difficulté semblable. Il se plaignait amèrement des commis des sieurs Grillet et Trotton, et finit par demander la résiliation des conventions, attendu que l?on refusait des schals comme mal confectionnés, quoiqu?ils le fussent suivant les règles de la fabrique, attendu enfin que l?on voulait lui faire subir une réduction du prix convenu.

Les sieurs Grillet et Trotton ont demandé en même temps l?indemnité convenue, attendu que le chef d?atelier refusait d?exécuter la convention.

Le malheureux Chapeau ne fut point compris, car évidemment il ne venait pas demander lui-même qu?on le condamnât à une indemnité de 800 fr. ; mais il articulait des faits, desquels il résultait que les négocians n?exécutaient point leurs engagemens ; il pensait [2.1]qu?il serait ordonné une vérification, et que, dans le cas où ces faits seraient constans, il serait dégagé de ses engagemens ; et dans le cas contraire, qu?il serait condamné à les exécuter suivant l?alternative de la règle de droit connue de tous les légistes : L?obligation de faire ou de ne pas faire se résout en dommages-intérêts.

Cependant, sans vouloir s?entourer d?aucuns renseignemens, les prud?hommes ont résilié la convention et ont condamné Chapeau à payer les 800 fr. d?indemnité. Ils ne lui ont pas même laissé cette alternative de faire ou de ne pas faire qui l?aurait averti.

Chapeau a interjeté appel de cette décision, en soutenant qu?il avait exactement rempli ses engagemens, puisqu?au moment même où il paraissait devant le tribunal de commerce, jugeant comme tribunal d?appel, ses métiers travaillaient encore pour ses parties adverses ; que n?ayant pas manqué à ses engagemens, il soutenait que les sieurs Grillet et Trotton ne les avaient point remplis ; que dès-lors les premiers juges devaient vérifier les faits, et qu?assurément ils auraient prononcé en sa faveur.

Qu?au surplus, en prenant la question telle qu?elle se présente, il s?agit d?une obligation de faire, et que les tribunaux ne peuvent le condamner à une indemnité qu?à défaut par lui d?exécuter ses engagemens, et que dans le cas où le tribunal ne trouverait pas suffisans les motifs qu?il allègue contre les sieurs Grillet et Trotton, il est prêt à exécuter les engagemens.

Le tribunal de commerce a, malgré ces considérations, confirmé la sentence dont était appel, attendu que ces moyens n?ayant pas été proposés en lre instance, ne pouvaient être invoqués devant le second degré de juridiction !

On le voit : la cause de Chapeau était on ne peut plus simple, mais il fallait que quelqu?un de plus instruit que lui vînt la développer devant les premiers, juges, et plaider les moyens à l?appui.

Le tribunal de commerce, jugeant dans la rigueur du droit, n?a pas voulu permettre qu?il fût pris en appel d?autres conclusions qu?en première instance. Eh bon Dieu ! des conclusions au conseil des prud?hommes ! Chapeau en avait-il pris ? Savait-il ce qu?on entend par des conclusions ? Il le sait aujourd?hui, mais à ses dépens. Cependant, il y a des conclusions dans le jugement dont était appel. Oui, et sait-on comment ? Le greffier, en rédigeant le jugement, a écrit les conclusions que bon lui a semblé. A-t-il consulté Chapeau sur la teneur de ces conclusions ? non. C?est une question de bonne foi facile à résoudre. Le secrétaire du conseil est un homme d?honneur ; mais, dira-t-on, il les a prises sur l?exploit de citation. Encore alors, nous répondrons : Qui a rédigé la citation ? un huissier ? et un huissier n?est pas un légiste. Tout cela ne serait pas arrivé, si le droit de libre défense n?était entravé : Chapeau aurait chargé un homme d?affaires de ses intérêts ; sa cause eût été plaidée (elle en valait la peine), et un jugement qui doit peser sur la conscience des membres du conseil n?aurait pas été rendu au détriment d?un chef d?atelier, d?un père de famille. Le procès de Chapeau était imperdable, ou pour mieux dire, ce n?était pas un procès. Comme on l?observe très bien dans le narré des faits qui précède, il était impossible que Chapeau vînt demander lui-même sa condamnation, en d?autres termes, dé payer une indemnité de 800 fr., parce que MM. Grillet et Trotton n?exécutaient pas de bonne foi leurs conventions, car c?est là tout ce qu?a dit Chapeau, soit en première instance, soit en appel. Il n?en résulte pas moins que, par autorité de justice et pour n?avoir pas été défendu, Chapeau est spolié d?une somme assez majeure. Nous ne nous lasserons donc pas de le répéter : la libre défense est la sauvegarde du droit des ouvriers. C?est dans leur intérêt, et non dans celui de Chapeau, que nous connaissons à peine, que nous entretenons le public de cette affaire, et parce que nous devons espérer qu?en traduisant ainsi par des faits palpables, la théorie du droit sacré de la défense, nous ferons sentir et l?injustice résultant de son interdiction arbitraire, et l?urgence de porter remède à un état de choses aussi fâcheux.

 

 

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