Retour à l'accueil
1 février 1834 - Numéro 27
 
 

 



 
 
    
De la Concurrence.

Les économistes, après avoir long-temps prêché la libre concurrence, se sont ravisés, depuis deux ou trois ans, et beaucoup d’entr’eux mettent aujourd’hui à signaler les inconvéniens, les dangers même de ce système, l’ardeur et le talent qu’ils employaient jadis à le faire prévaloir ; ils ont raison de modifier ce que leur première opinion avait d’exclusif et par conséquent d’exagéré ; ils auraient tort si, par une exagération opposée, ils frappaient d’une absolue condamnation le principe dont ils furent long-temps les promoteurs.

Le principe de la libre concurrence est une conquête acquise au siècle présent, conquête grandement utile, à laquelle l’industrie a dû les progrès immenses accomplis par elle depuis quarante ans ; conquête qui assure et garantit le développement individuel, la liberté personnelle, dont le sentiment et le besoin forment l’un des traits saillans du caractère des peuples modernes.

Le principe de la libre concurrence a pour toujours brisé les moyens d’ordre du passé, moyens d’ordre qui ne maintenaient la paix et la régularité dans les corps que par l’étouffement et la strangulation des volontés et des capacités individuelles. La concurrence seule peut consacrer le principe sur lequel les sociétés modernes tendent à s’asseoir, le principe de la capacité, en tout [1.2]différent et opposé au principe de la naissance, base des sociétés anciennes ; en d’autres termes, et pour parler, le langage politique, c’est le principe de la concurrence qui amène la substitution du principe d’élection au principe de légitimité.

Ce serait en effet méconnaître à la fois et la destinée visible de nos sociétés modernes et la nature du principe de la concurrence, que de s’imaginer que, relégué dans le monde industriel, il doit rester étranger au monde politique : qui ne sait, aujourd’hui, que l’industrie et la politique ont l’une pour l’autre une mutuelle et vive affinité, et que leur fusion pourra seule mettre un terme aux dissensions qui nous travaillent ?

Néanmoins, comme ce principe a une naissance industrielle, et que les courtes applications qu’on a pu en faire ont eu lieu en industrie, ce que nous nous proposons d’en dire aujourd’hui se rapporte plus à la concurrence industrielle qu’à la concurrence politique.

La concurrence est un bien, parce qu’elle met en jeu toutes les individualités ; parce qu’elle éveille, sollicite et pousse toutes les ambitions, et que, sans regarder au front de l’individu si la naissance l’a classé ou non parmi ceux qu’on nomme privilégiés, elle lui ouvre comme à tous la carrière commune, et le laisse, s’il est plus capable, plus habile, plus laborieux, devancer des rivaux qui souvent au début le méprisaient.

Mais comme aujourd’hui le principe est appliqué d’une manière négative, c’est-à-dire, qu’établir la concurrence, consiste à ne régler par aucune prévision, par aucun moyen d’ordre, la lutte pure et simple que l’intérêt individuel établit entre les hommes, la concurrence enfante autant de désastres que de bienfaits. Et à faire le calcul des efforts infructueux, des ruines folles, des entreprises mal conçues, mal conduites, du temps, des travaux, des talens, des capitaux qu’elle gaspille et consomme en pure perte, on comprend tout de suite que si le principe de la concurrence est un principe vrai, utile, qui ne périra point, c’est un principe incomplet, exagéré, qui a besoin d’un contre-poids.

Le contre-poids de la concurrence doit être l’association entre les concurrens et l’égalité de chances au point de départ. Si vous admettez que tous les membres d’une société, tous les Français, par exemple, soient égaux devant la loi, et que tous peuvent, selon leur talent, leur moralité, leur habileté, se créer une fortune, un rang, une considération, il faut ou vous rendre coupable de la plus grossière inconséquence, ou établir pour tous des moyens d’éducation, d’instruction beaucoup plus complets que ceux qui existent. Car entre deux hommes égaux de talent, dont l’un a pu étudier sa profession, et dont l’autre est forcé, par sa position, de ne connaître que la routine superficielle, [2.1]la libre concurrencé est un jeu de mot dérisoirement cruel.

Ce n’est pas tout : l’homme que l’instruction a convenablement développé pour entrer dans la carrière industrielle, a besoin d’un capital, d’un instrument de travail ; celui des deux concurrens qui se trouve en possession de cet instrument par lui-même, a de nouveau sur son rival une écrasante supériorité. Enfin, si nulle autorité compétente ne règle le concours, si l’on admet indifféremment, dans la carrière l’homme riche et le fripon, l’homme incapable et l’homme habile, il en résultera un conflit pareil à celui dont nous sommes témoins.

Je n’ajouterai plus qu’un mot : les concurrens ne sont point associés, et le triomphe de l’un d’eux est ordinairement la ruine des autres : en sorte qu’il n’est presque point de découverte ou d’invention utile à la société qui n’ait coûté à quelqu’un de ses membres la perte de son repos, de son bien-être et de sa fortune.

Pour remédier à tant de maux, notre intention n’est point de proposer une refonte générale de la société, une répartition nouvelle des fortunes, un système politique et moral tout nouveau : ce serait une œuvre peu utile pour le présent, et c’est du présent surtout, du réalisable, du possible que nous voulons nous occuper. Aussi après avoir signalé d’une manière rapide et générale les dangers et les maux de la concurrence, nous tâcherons de montrer comment, sans sortir des cadres de notre société actuelle, il serait possible, sinon de la guérir en entier, au moins d’en diminuer de beaucoup les ravages.

Le principe de la concurrence est un principe impérissable, acquis aux sociétés modernes par les quarante ans de luttes et de combats que la France a soutenus pour affranchir la personnalité des entraves de l’organisation féodale et substituer au moins virtuellement le principe de l’élection ou de la capacité au principe de la légitimité par droit de naissance. Mais, ce principe appliqué d’une manière exclusive et absolue, comme on a tenté de le faire, engendre une foule innombrable de malheurs, désorganise la société, et partout établit une lutte acharnée entre les intérêts individuels qu’il n’a la puissance ni de concilier par l’attrait, ni de comprimer par l’autorité. Ce principe a besoin d’un contre-poids, et ce contre-poids est l’association.

Trois choses rendent principalement la concurrence désastreuse, savoir : 1° l’inégalité dans les chances de concours entre les concurrens ; 2° l’absence de solidarité entr’eux ; 3° le défaut de publicité et de centres pour les opérations industrielles.

Nous avons rappelé plus haut que le principal avantage de la libre concurrence, ce qui en fait un principe impérissable et acquis aux sociétés humaines, c’est l’émancipation de la personnalité ; la faculté donnée à chaque individu de se développer selon toute l’énergie et la vitalité qu’il tient de la nature ; en un mot, l’assurance de la vraie liberté, c’est-à-dire l’exercice entier et complet de chaque existence d’homme, et par conséquent la supériorité du plus capable, du plus laborieux, du plus actif sur le moins capable, le fainéant, le paresseux.

Or, pour que cet avantage incontestable de la libre concurrence fût réel et complet, il faudrait nécessairement que tous les concurrens fussent égaux au point de départ, c’est-à-dire qu’excepté l’inégalité naturelle du talent, la capacité, inégalité qui rend la concurrence fructueuse et utile, chacun, pour se développer soi-même, fût en possession de tous les moyens d’éducation et d’instruction désirables. Tant que l’éducation primaire ne sera pas gratuite et surtout industrielle, cette égalité sera fort loin d’exister : il arrivera souvent que le moins capable, c’est-à-dire, de deux hommes celui que ses talens rendent le moins utile à la société, recevant les bienfaits d’une instruction dont son voisin sera privé, écrasera son compétiteur, et tiendra ainsi dans le monde une place différente de celle que lui aurait assignée dans l’intérêt général une concurrence vraiment libre.

Pour remédier à ce premier inconvénient, l’inégalité entre les concurrens résultant du défaut d’éducation, il est une chose tellement facile que la loi votée dernièrement par la chambre des députés commence à le faire, [2.2]c’est d’étendre le plus possible les bienfaits gratuits de l’instruction primaire. De plus, il faudrait donner à cette instruction une direction industrielle plus prononcée ; en même, temps, supprimer dans les collèges royaux une partie des bourses au moyen desquelles on apprend à des enfans pauvres du latin et du grec dont ils ont peu à faire, pour les établir dans les écoles industrielles : ajoutez qu’il serait bon de créer successivement des écoles d’application pour les divers métiers et branches d’industrie, telles, par exemple, que l’école d’horlogerie de Mâcon.

L’inégalité de chances dans le concours industriel qui résulte de l’inégalité d’instruction, est moins sensible aujourd’hui qu’elle ne le sera dans quelques années, précisément parce que l’industrie n’a presque point d’école, et se trouve livrée à la routine ; mais dans peu de temps ce sera bien différent

Quant à l’inégalité plus profonde, qui provient de l’inégale facilité avec laquelle les concurrens se procurent les capitaux, instrument nécessaire de tout travail, inégalité telle que souvent le moins habile possède par lui-même et sans rien payer des capitaux qui coûtent 10, 12 pour cent d’intérêt, qui sont même quelquefois impossibles à obtenir pour l’homme habile, entreprenant, – il est un moyen bien simple de la faire disparaître, au moins de la diminuer efficacement par la création de banques et de comptoirs d’escomptes.

Dans notre société actuelle où chaque homme s’isole, où la devise générale est Chacun son droit, chacun chez soi, il est assez difficile d’établir entre les concurrens industriels une solidarité qui n’est pas encore dans les mœurs. Néanmoins, on pourrait, en beaucoup de circonstances, instituer une espèce d’association entre les hommes qui poursuivent un même résultat. Ainsi, en matière de travaux publics, pourquoi la compagnie adjudicataire ne serait-elle pas tenue, elle qui a profité des travaux et des dépenses des compagnies évincées, de leur payer une indemnité convenue, ou de leur assigner une certaine part dans les bénéfices de l’entreprise ?

Il serait plus facile encore d’établir la publicité des mouvemens et des opérations de commerce, dont l’absence, en ouvrant la carrière à la spéculation, détourne les capitaux et les talens de la seule industrie utile, l’industrie productive, pour les lancer dans les voies ruineuses et infécondes de l’agiotage. Il y a maintenant plus de deux cents feuilles, la plupart paraissant deux ou trois fois par semaine, disséminées sur le sol de la France : il en coûterait peu d’avances, et ce serait même une spéculation lucrative pour elles que de présenter tous les quinze jours un tableau exact du mouvement du commerce sur les principaux marchés de leurs départemens ; de faire enfin pour notre production intérieure ce que font pour les arrivages maritimes les feuilles de Nantes, du Havre, de Marseille, de Bordeaux ; ce que fait, mais d’une manière trop générale, le Journal du Commerce.

Pour que ce bulletin industriel eût toute son utilité, il devrait coter le prix du travail et les variations du salaire aussi exactement que le prix des denrées. Il serait alors un puissant mobile d’instruction et d’aisance pour la classe ouvrière comme pour la classe négociante, qui seule jusqu’ici a eu ses bulletins commerciaux.

D’autres moyens peuvent encore diminuer le fléau de la concurrence ; mais ceux-ci nous ont paru les principaux : voila pourquoi nous les avons indiqués en première ligne.

Ch. L.

 

 

Contrat Creative Commons

LODEL : Logiciel d'édition électronique