Retour à l'accueil
5 février 1834 - Numéro 28
 
 

 



 
 
    
considérations sur les théâtres

(Suite)

Mais depuis l’empire et la restauration, quelle a été la destinée du théâtre ? nulle. Quelle noble pensée est venue féconder la muse tragique ou comique ? aucune. Qu’ont-ils fait ces auteurs débarrassés des entraves de l’ancien régime ? rien. Qu’ont-ils voué à la gloire ou au mépris ? rien. La littérature abâtardie sous l’empire, s’est agenouillée devant le despote, et l’a encensé servilement. Sous la monarchie restaurée, même abaissement, même torpeur ; et alors que des ames généreuses élevaient leurs voix désapprobatrices contre des vices et des abus renaissant, la littérature s’enrichissait de ses largesses, grimpait au pouvoir, se chamarrait de rubans, s’endormait au fauteuil académique et ne produisait que des ouvrages sans vie et sans postérité. Enfin, depuis la révolution de 1830, qu’ont-ils créé ? qu’ont-ils inventé ? inventer, eux ? dérision ! mais pour nos dramaturges modernes, le théâtre n’est qu’un tréteau sur lequel on fait apparaître tout ce qui fut jadis grand et beau, et pourquoi ? pour l’avilir et 1e bafouer. Croyances historiques, morales ou religieuses, hommes et femmes célèbres, de toutes les époques, fameux dans le clergé, sur le trône, dans l’armée, la magistrature ou l’administration, tous ces personnages se montrent bien dans leurs anciens costumes ; mais parlent un langage bizarre, cynique, révoltant. L’adultère et la prostitution, l’inceste, le vol et l’assassinat sont des gracieux auxiliaires des auteurs contemporains. Les chefs de la littérature, Victor Hugo, Alexandre Dumas, Ancelot1, n’ont pas un ouvrage qui ne sue le crime. Faut-il des preuves à mes critiques amères ? Venez, noble perle du théâtre Français, venez vous, jadis si charmante, si suave de simplicité, de candeur et d’amour, venez nous dire si c’est bien vous que l’on retrouve dans cette Clotilde2, dans cette femme infame, dénonçant son amant comme assassin, son amant qu’elle adore, alors qu’elle le sait voleur et meurtrier. Et cependant Clotilde est la première pièce de notre premier théâtre ; si toutefois il est encore le premier.

[4.2]Aimez-vous mieux l’incestueuse Thérésa, ou les crimes de la Tour de Nesle3? choisissez ? la première vous offre tout ce que l’imagination peut inventer de plus contraire à nos mœurs, le second tout ce que l’histoire nous raconte de plus licencieux et de plus sanglant. De plus licencieux, ai-je dit, de plus sanglant ; mais Lucrèce Borgia4 n’est-elle pas là, pour me démentir et pour réclamer la palme de l’infamie et de l’empoissonnement ? Et c’est Victor Hugo, c’est ce beau génie, qui s’égare dans ces routes boueuses et sanguinolentes ! et un premier, un second essai ne l’éclairent pas, ne le ramènent pas dans la bonne voie ? soit donc, soit ; mais s’il en est ainsi, laissons la critique sérieuse, ne raisonnons plus et employons le style goguenard et pantagruelique.

Belles dames aux oreilles chastes aux regards purs, qui voulez assister à ces atroces bouffonneries, faites ample provision de coton pour murer vos oreilles, emportez un éventail gigantesque pour cacher à vos yeux ces cent coups de poignards, ces mille coupes empoisonnées. Et si je m’adresse à vous, mesdames, c’est que presque partout vous êtes les héroïnes de l’adultère, de l’inceste et du poison.

Chaque soir, depuis la porte Saint-Denis jusqu’au boulevard du Temple, ce n’est que cris de mort et derniers soupirs. En passant devant la porte Saint-Martin, on entend balbutier : Au secours ! je me meurs !… Devant l’Ambigu-Comique, on hurle : Infame Assassin !…, Dieu ! c’est mon fils !… et devant la Gaieté, on vocifère à pleine gorge : Tuez !… tuez !… du sang !… du sang !… Partout la mort avec ses convulsions et son agonie, partout le ralement des moribonds empoisonnés, étranglés, poignardés. Vive Dieu ! si c’est là de la tragédie ou de la comédie, que faisaient donc ce farceur de Molière et ce polisson de Racine ?

(La suite au prochain Numéro.)

Notes (considérations sur les théâtres)
1 Jacques Arsène François  Ancelot (1794-1854), dramaturge et écrivain français.
2 Il s’agit ici de Clotilde, drame de Frédéric Soulié (1800-1847) et Adolphe Bossange (1797-1862).
3 La Tour de Nesle et Teresa étaient des pièces d’Alexandre Dumas (1802-1870).
4 Lucrèce Borgia, pièce de théâtre de Victor Hugo (1802-1885), présentée pour la première fois en 1833.

 

 

Contrat Creative Commons

LODEL : Logiciel d'édition électronique