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8 février 1834 - Numéro 29
 
 

 



 
 
    

De la Liberté individuelle.

Un avocat dit un jour aux juges qui l’écoutaient : « Messieurs, Archimède, après avoir retrouvé le levier que la nature, cet éternel mécanicien avait inventé avant lui, s’écria : Donnez-moi un point d’appui, et j’ébranlerai la terre. » Eh bien ! moi je m’écrie : « Donnez-moi un juge d’instruction, et j’incarcérerai le monde entier. » Ainsi parla cet avocat, homme de sens, je vous l’assure.

C’est un pouvoir exorbitant que celui d’un juge d’instruction ; il tient à la fois de la corde et de la hache, du levier et de l’avalanche ; la lettre de cachet de l’ancien régime n’est qu’un billet doux, si on la compare aux différens mandats qui sont à la disposition d’un juge d’instruction. La liberté a été pesée once par once, mesurée par décalitre ; on l’a versée goutte par goutte, et après qu’on n’en a laissé à chacun que la portion la plus rigoureusement nécessaire, on a mis un soin extrême à la reprendre par parcelles et par fractions.

Un pauvre comédien était chargé d’une nombreuse famille ; c’étaient de cruelles et redoutables heures que celles des repas, lorsque toute la nichée ouvrait le bec pour attendre cette pâture que la providence donne, dit-on, aux petits des oiseaux, et qu’elle refuse si souvent à l’homme civilisé. Pour échapper à ces angoisses, voici ce qu’avait trouvé notre souffreteux : à souper, il disait à ses enfans : « Qu’est-ce qui ne veut pas souper ? je lui donnerai un sou ! » – Moi, papa ! répondaient les petites voix, qui songeaient à toutes les délices qu’un sou bien dépensé peut procurer chez l’épicier. Le père distribuait les sous, et chacun allait dormir sur son trésor, se blottissant pour attendre le déjeuner. Quand le moment de ce premier repas était venu, le père, armé d’une grande jatte de lait, disait : « Qu’est-ce qui veut du lait ? – Moi, papa ! moi, papa ! (Pas n’est besoin de peindre l’empressement des écuelles à avancer vers la bienheureuse jatte.) – Fort bien, mes petits ; lorsque vous n’avez pas d’argent, je vous nourris pour rien ; mais quand vous en avez, il faut me payer ; que ceux qui veulent du lait me donnent leur sou ! » Hélas ! il fallait bien en passer par cette rude condition, car la faim est plus forte que l’avarice ; le père rentrait dans ses fonds ; puis il soupirait tristement en songeant qu’il avait escamoté un repas à l’appétit de ses enfans.

Cette histoire, c’est la nôtre ; on nous reprend d’une main ce qu’on nous a donné de l’autre ; il n’y a qu’une différence : c’est qu’on ne gémit pas en nous escroquant une à une toutes nos franchises, c’est, au contraire, toujours avec un nouveau plaisir qu’où nous les vole le plus légalement du monde.

Imaginez-vous l’arbitraire rangé en compartimens comme les poisons chez un pharmacien, et vous aurez une idée du bureau d’un juge d’instruction.

Mandat de comparution. C’est une invitation à vous rendre auprès de lui. Il est poli et gracieux ; il vous salue.

Mandat d’amener. Ordre de vous rendre à son appel. Il est brutal comme un gendarme ; il vous empoigne.

Mandat d’arrêt. Il vous met sous la main de la justice. Il est sévère comme un huissier ; il vous saisit.

Manant de dépôt. Il vous jette en prison. Il est farouche comme un geôlier ; il vous enferme.

Mandat de secret. Il est cruel comme l’inquisition ; il vous ravit l’air et la lumière.

Tous ces actes sont formulés à l’avance ; il n’y a plus que quelques blancs à remplir, aucune responsabilité ne pèse sur le magistrat instructeur ; il est toujours quitte pour s’être trompé, et vous lui devez, vous et la société, des remercimens pour le zèle avec lequel il poursuit les délits et les crimes.

A côté de ces principales aménités, il y a des gracieusetés particulières : la saisie, la perquisition, le séquestre et la visite domiciliaire, viennent ajouter des charmes nouveaux à ces gentillesses capitales.

(Le Corsaire.)

 

 

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