Adresse des chefs d’ateliers et ouvriers passementiers
DE LA FABRIQUE DE RUBANS DE SAINT-ÉTIENNE,
AU ROI DES FRANÇAIS.
(Suite et fin.)
Dans votre sollicitude pour les intérêts de l’industrie, il vous a plu, sire, d’envoyer le ministre du commerce, pour explorer quelques établissemens de nos voisins ; s’il eût été possible de rapporter de son voyage des échantillons de toutes les fabriques anglaises, dans lesquelles les rubans se trouvent compris, ayant ces échantillons sous les yeux, on aurait pu comparer l’état des productions des fabriques rivales, et tirer d’utiles renseignemens sur les procédés ou résultats obtenus dans des industries en concurrence.
Quant à ce qui touche l’introduction de nos rubans en Angleterre, il résulte de l’application du tarif sur quelques articles de satin, gazes et cordons en uni et petits façonnés, qui occupaient à St-Etienne un grand nombre d’ouvriers, qu’elle équivaut à une prohibition, ce qui ne serait pas arrivé, si des personnes versées dans cette partie eussent été consultées. La loi sur la libre exportation à l’étranger des soies grèges, ouvrées et teintes, vient de nous faire connaître qu’elle a donné une grande activité aux fabriques étrangères, auxquelles il ne manquerait que cela, avec la libre exportation des métiers et machines, pour pouvoir lutter avec avantage avec la fabrique de St-Etienne.
Depuis très long-temps, toutes les chambres du commerce de France demandent que les lois sur les brevets d’invention, de perfectionnement et d’importation, soient soumises à une révision et appliquées aux besoins actuels de nos fabriques ; que n’étant pas distraits de leurs juges naturels, qui sont les prud’hommes et les tribunaux de commence, les inventeurs ne soient plus exposer à perdre un temps précieux et des sommes considérables en procès auprès des justices de paix ; que, dans la disposition de cette législation, un caveat, comme il en existe en Angleterre, puisse permettre à l’ouvrier inventeur d’un procédé nouveau, et qui n’a pas les fonds suffisans pour l’exploitation de son industrie, de faire des essais en public, et qu’il lui soit accordé un certain temps pour former une société qui lui donne les moyens de tirer un parti avantageux de son invention. Jusqu’à présent, votre gouvernement, sire, a délivré des brevets à tous ceux qui en demandaient, sans examen préalable, et la communication des pièces déposées par les brevetés, est donnée dans les bureaux du ministère du commerce ; de là naît la facilité, pour les contrefacteurs, d’imiter les procédés brevetés, en échappant au délit de contrefaçon des brevets, surtout de ceux de nos ouvriers qui ne sont pas assez bien spécifiés et qui pêchent souvent par les formes.
Les fabricans et les ouvriers qui ont apporté des améliorations et des perfectionnemens dans la fabrique de rubans de St-Etienne, n’ont reçu jusqu’à présent aucun encouragement : nous demanderions donc que des primes fussent souvent accordées aux manufacturiers et aux ouvriers qui ont introduit des perfectionnemens dans la fabrique. Nous désirerions aussi que, dans la nomination du jury départemental, chargé de donner son avis sur les objets présentés à l’exposition de l’industrie nationale, le nombre des membres, au lieu d’être de cinq, comme il l’était dans les années précédentes, fût porté à douze, [2.2]afin que nous puissions y voir figurer le nom d’un de nos ouvriers passementiers.
La classe ouvrière de St-Etienne aurait besoin d’une école pratique des arts et métiers, appropriée à ses besoins et à ses diverses branches d’industrie, dans laquelle une partie serait organisée, en école de tissage, dans le genre et sur les mêmes élémens que celle de Tours, et où les fils de nos fabricans et de nos ouvriers viendraient puiser de bonne heure des connaissances qui leur permettraient de perfectionner cette fabrication. Notre ville doit, il est vrai, à la sollicitude de notre maire actuel pour tout ce qui peut propager l’instruction parmi la classe ouvrière, une école d’adultes et de dessin linéaire et une bibliothèque publique, à laquelle il manque une grande partie des ouvrages consacrés à l’industrie et aux beaux-arts ; elle lui doit encore un conservatoire des arts et métiers et des produits industriels de l’arrondissement de St-Etienne.
Il ne nous appartient peut-être pas, sire, de vous signaler tous les abus qui existent, et toutes les améliorations à introduire dans l’industrie manufacturière de notre département, et principalement dans la fabrique de rubans, qui forme nos seuls moyens d’existence. Cette tâche est au-dessus de nos forces ; nous la laissons à des hommes versés dans la science de l’économie politique : notre seule affaire, à nous, est d’avoir du travail. Nous nous sommes permis de signaler à votre majesté tout ce qui pouvait empêcher l’accroissement et le développement de l’industrie manufacturière qui nous concerne ; notre cause est non-seulement celle de la fabrique de St-Etienne et de celle de Lyon, avec laquelle nos intérêts sont étroitement liés, mais encore celle de la France industrielle tout entière.
Confians en la paternelle bonté de votre majesté, sire, nous avons laissé nos cœurs s’épancher librement. Veuillez prendre en considération notre exposé, et nous permettre de déposer à vos pieds l’expression des sentimens du plus profond respect et du parfait dévoûment
Avec lequel nous sommes, SIRE, De votre majesté, Les très humbles et très obéissans sujets,
Les délégués des chefs d’atelier et ouvriers de la fabrique de rubans de St-Etienne.
St-Etienne, le 13 novembre 1833.