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8 mars 1834 - Numéro 33
 
 

 



 
 
    
RÉPONSE

a la lettre signée UN ANCIEN FABRICANT,

insérée dans le n° du mars

du courrier de lyon.

Il est pénible de revenir toujours sur les mêmes questions, d’avoir à réfuter ce qui l’a déjà été cent fois. M. Falconnet, dans l’ancien Echo de la Fabrique, a établi, par des calculs exacts, le mince bénéfice des chefs d’atelier. S’il n’a pas été répondu suffisamment dans le nouvel Echo de la Fabrique aux allégations de M. Bergeret, contenues dans le Journal du Commerce et qui ne tendaient à rien moins qu’à prouver l’inutilité de ces agens principaux de la fabrication, ce reproche ne peut nous atteindre ; aussitôt que l’Echo des Travailleurs a été créé, il s’est occupé de cette question. On peut voir dans le n. 6 de ce journal un aperçu, non pas des bénéfices, mais des pertes d’un chef d’atelier, par suite de montage de quatre métiers, opéré par lui pour le compte de M. Michel. Nous ne voulûmes pas à cette époque rouvrir une discussion déjà ancienne, et dont il nous semblait que le bon sens public avait fait justice, surtout après qu’un avocat distingué, M. Jules Favre, avait, sur les notes, produites dans le procès des mutuellistes prévenus de coalition, montré aux juges étonnés que ce n’était pas en vain que les ouvriers se plaignaient de leur misère, et que cette misère ne pouvait en aucun cas être attribuée à l’égoïsme des chefs d’atelier. Mais puisque cette thèse peu loyale est remise en lumière et que le Courrier de Lyon ne craint pas de la produire, nous nous en occuperons sérieusement, et cela dans un temps prochain. En attendant, nous nous bornerons à répondre aux inexactitudes de l’ancien fabricant qui pourrait bien être tout simplement un fabricant d’aujourd’hui, et qui a pris pour tribune le Courrier de Lyon : ce journal qui a inséré l’attaque verra s’il n’est pas de toute justice d’insérer la réponse. Il montrera, par sa conduite, s’il est de bonne foi.

La première et principale assertion de l’ancien fabricant est qu’un métier de peluches peut faire deux aunes par jour. C’est une erreur matérielle. On compte seulement 5 à 600 chefs d’atelier pour cette partie, et en tout, même en y comprenant environ 300 métiers que les nég. sont parvenus à grand’peine à établir dehors la ville, 1800 métiers au plus. En admettant avec le correspondant du Courrier de Lyon 250 journées de travail, la fabrication n’a pu être que 450,000 aunes, et nous défions que par le recensement des chapeaux confectionnés on établisse une fabrication plus considérable, et dès-lors il faut tenir pour vrai qu’un métier de peluches ne fabrique l’un dans l’autre qu’une aune par jour. Ce fait doit, selon nous, contrarier singulièrement les calculs qui ont suivi. Si l’on doutait encore, une enquête serait facile, car il n’y a que vingt maisons qui confectionnent ce genre ; et sur ce nombre, 6 seulement qui ne confectionnent que lui. Mais il ne faudrait pas que cette enquête fût faite avec la précipitation que le conseil des prud’hommes a mise à la dernière qu’il a prétendu vouloir faire, et que dans nos ateliers nous appelons l’enquête des deux heures, parce que, commencée à neuf heures du matin, elle fut finie à onze. Aussi qu’est-il arrivé ? Le conseil a précisément constaté ce qui n’est pas ; nous pouvons, et ce n’est pas un hors d’œuvre [3.1]de le dire ici, lui prouver que contrairement à ce qu’il affirme que quelques négocians n’ont jamais moins payé de 2 fr. 25, nous avons eu sous les yeux, et nous montrerions au besoin des livres où les prix sont descendus à 2 fr. et même à 1 fr. 75 c. Que les négocians qui se sont rendus coupables de pareils méfaits nous sachent gré de notre réserve ; nous ne voulons pas livrer leurs noms à la vindicte publique ; Mais si dans des temps plus calmes ils continuaient une si odieuse spéculation, nous nous verrions forcés de les signaler comme des usuriers de salaires.

Continuons à répondre à l’anonyme : nous établirons notre compte sur un poil de peluches de 10 portées, réduction de 14 à 15 fers au pouce, et au prix courant de 2 fr. 25 c. Afin de nous rapprocher le plus possible de notre adversaire, nous porterons à 5/4 la journée, et nous expliquerons plus bas pourquoi.

250 jours de travail, à 5/4 par jour, font 312 aunes et 1/2, à 2 fr, 25 c. : 702 f. 62 c. 1/2.
Frais à déduire : pliage de 5 pièces de 60 à 65 aunes, à 50 c. au lieu de 30, ce qui est une erreur matérielle : 2 fr. 50 c.
Pliage de cinq poils, de 300 à 350 aunes, à 3 f. 50 c., au lieu de 3 f., ce qui est encore une erreur : 52 fr. 50 c.
Tordage de 5 pièces et nourriture de la tordeuse, le tout à 1 f. 25 c., au lieu de 1 fr. 10 c. : 6 fr. 25 c.
Tordage des 15 poils à 1 f. : 15 fr.
Remettage et nourriture, au lieu de 2 fr. 25 c. : 4 fr. 50 c.
Total : 80 fr. 75 c.
Reste : 621 f. 87 c. 1/2.

Il y a beaucoup, plus de chefs d’atelier qui n’ont qu’un métier de peluches que de ceux qui en ont cinq, Ainsi, en admettant la base que nous avons suivie, et supposant, ce qui est fort probable, que ce chef d’atelier a une femme et deux enfans dont elle est obligée de prendre soin, indépendamment des travaux du ménage et de la confection des cannettes dont nous n’avions pas parlé, on trouve pour tout ce monde 621 fr. 87 c., soit 155 fr. 46 c. et 1/2 pour chaque individu, et par conséquent 1 fr. 70 c. par jour, un peu moins de 43 c. pour chacun.

Maintenant, pense-t-on que ce soit cette famille elle-même qui puisse occuper les métiers ? Cela n’est pas et ne saurait être. L’article peluche exige des hommes faits. Continuons donc le calcul fait tout à l’heure, et disons que ce sont des compagnons qui occupent les métiers. Ainsi, à la somme de 80 fr. 75 c. de frais, il faut ajouter 390 fr. 62 c. et 1/2 pour la façon du compagnon, à raison de 1 fr. 25 c. par aune, 15 fr. 62 c. et 1/2 pour dépense de cannetage. Nous évaluerons à 40 francs seulement le prix de la couche fournie au compagnon par le chef d’atelier, et les conséquences naturelles, en sorte que sur la somme totale de 702 fr. 62 c. 1/2, prix du travail d’un métier, il faut déduire 527 fr., reste pour le chef d’atelier : 175 f. 62 c. 1/2.
Ajoutons un second métier : 175 fr. 62 c. 1/2.
Plus, le métier qu’il occupe, frais déduits : 621 fr. 87 c. 1/2.
Total : 973 fr. 12 c. 1/2.
Il faut bien déduire le loyer. Pour un atelier de trois métiers, ce loyer est au moins de : 220 fr.
Reste : 753 fr. 12 c. 1/2.

Déduirons-nous encore les frais d’achat des harnais, réparation, usure annuelle ? Non, mais il faut bien par la pensée du moins en tenir compte. Nous nous sommes arrêtés à trois métiers, parce que c’est l’usage, et que nous voulons raisonner sur des faits positifs.

Nous avons promis d’expliquer pourquoi nous portions à 5/4 par jour la journée des peluches légères, quoique nous ayons basé en commençant notre calcul sur une aune : c’est qu’il existe diverses qualités de peluches. Il en est dont les réductions ne permettent pas de faire plus d’une aune ; il en est dont la journée n’est que de 3/4 : ce qui revient l’un dans l’autre à une aune et aux mêmes bénéfices, à peu de chose près. En effet, 280 aunes à 2 fr. 50 c font 700 fr. ; 260 aun. à 2 fr. 75 c. font 715 fr. ; 240 aun. à 3 fr., 720 fr. ; et 210 aun. à 3 fr. 50 c. 735 fr. Il est facile de voir par-là [3.2]qu’il ne reste toujours que le même bénéfice au chef d’atelier de 175 à 180 sur chaque métier occupé par un compagnon. Ce dernier gagnera de 390 à 400 fr. par an, soit 1 fr. 56 c. par journée de travail : ce qui, en ne comptant que 255 jours ouvrables, fait un peu moins de l fr. 10 c. par jour ; et l’on mange tous les jours.

C’est donc bien à tort qu’on essaierait de troubler l’harmonie qui existe entre les chefs d’atelier et les compagnons : elle est basée sur une connaissance parfaite, et les compagnons ne se plaignent nullement d’être exploités par les chefs d’atelier. Ceux-ci, comme on le voit, ne se bornent pas à un simple louage de métier, comme le Courrier de Lyon et, avant lui, le Journal du Commerce avaient essayé de le dire. Ils partagent avec eux les peines de la fabrication, et leur épargnent d’autres peines et dérangemens qui compensent au-delà la partie du salaire qu’ils retiennent ; et cette partie varie. Ainsi, dans les peluches, le maître ne prélève pas, comme on l’a vu ci-dessus, la moitié franche de la fabrication ; il ne le fait que dans les articles façonnés, où les montages de métiers sont dispendieux, peu suivis, ou les ustensiles s’usent rapidement ; et dans ceux où les frais de dévidage et de cannetage sont considérables. Mais les articles velours, peluches, crêpes, ont toujours fait exception ; et l’industriel auquel nous répondons a fait une citation malencontreuse en parlant d’un chef d’atelier aux Brotteaux qui, occupe 50 métiers, et seul, s’est déterminé à donner, les 2/3 de la façon à l’ouvrier tisseur. Cette citation est inexacte : il aurait dû ajouter que c’étaient des métiers de crêpes ou autres articles semblables, qui n’exigent aucuns frais, articles sur lesquels il a toujours été d’usage de payer les 2/3 du prix payé par les négocians. Cet usage existe depuis fort long-temps, et il est suivi dans les ateliers de 3 métiers comme dans ceux de 50 métiers, et avec tout cela les ouvriers gagnent de 1 fr. à. 1 fr. 15 c. par jour.

Nous ne répondons rien aux plaisanteries de l’ancien fabricant qui terminent son article. Il est assez malheureux pour les ouvriers de supporter les privations produites par l’état de gêne qui résulte pour eux de l’abaissement des salaires, sans qu’on y joigne, laissant de côté toute pudeur, l’insulte, et l’ironie plus cruelle que l’insulte.

Un Peluchier, franc-tisseur.

 

 

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