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8 mars 1834 - Numéro 33
 
 

 



 
 
    

ENCLUME OU MARTEAU.

Adieu, mon pauvre Otivel. ? Adieu, mon oncle. ? Sois toujours doux et modeste, probe et généreux. ? Oui, mon oncle. ? Et tu feras ton chemin à Paris.

Cela n?est pas sûr, dit une voix dans la diligence qui roulait vers la capitale, emportant le jeune orphelin, l??il encore humide et faisant à son vieil oncle des signes d?adieu par la portière.

Quand Otivel se retourna pour s?asseoir, il ne trouva plus de place. Chacun s?efforçait de s?élargir pour en avoir trop, dans la crainte de ne pas en avoir assez.

Le jeune homme ne fit pas attention à cette première leçon de l?égoïsme civilisé, il salua d?un air presque suppliant tous ses compagnons de voyage en murmurant à demi-voix : Mon Dieu !? je ne sais comment faire ?? N?y aurait-il pas moyen, messieurs ?? Mais tout le monde se mit à rire et personne ne bougeait. Cela dura deux minutes. Heureusement sa situation impatienta un quidam, d?une physionomie sévère ; il prit en pitié le pauvre garçon, et, réclamant la place qui lui était due, il fit ouvrir un petit intervalle où se glissa le voyageur novice avec mille actions de graces à son protecteur.

C?était un homme de quarante ans à peu près, à l?air mélancolique, au regard sombre ; ses yeux, enfoncés sous d?épais sourcils, étaient à demi-fermés ordinairement, mais quand il parlait, ils s?ouvraient très grands, pétillaient d?esprit et lançaient des flammes. Les traits de son visage étaient fortement prononcés ; on voyait, au pli de son front, à sa lèvre inférieure habituellement avancée au-dessous de l?autre, aux coins dédaigneusement relevés de sa bouche qu?il [4.2]appréciait le monde et la vie, et qu?il en avait beaucoup usé.

Bien qu?il ne fût pas causeur, il joignit un conseil au service qu?il venait de rendre. ? Vous allez à Paris, continua-t-il ; prenez garde de vous y conduire comme ici. ? Je ne vous comprends pas. ? Je veux dire qu?il ne faudra pas permettre comme tout à l?heure qu?on vous prenne votre place? ? Oh ! monsieur, c?est bien différent. ? Pas du tout, c?est la même chose ; on en fera autant pour chaque position physique et morale, politique ou pécuniaire qui vous arriveront dans la vie si vous ne les défendez pas, mieux. ? Je ne sais pas encore quelle position me sera accordée dans le monde. ? On n?y occupe jamais comme il faut que celle qu?on sait y prendre, rappelez-vous en bien, jeune homme, et non celle qu?on vous accorde et sur laquelle chacun empiète insensiblement si vous-même n?empiétez pas sur chacun ; et, pour exemple, tenez, voyez votre voisin à demi-couché sur la banquette et qui pourtant, afin d?être plus à son aise encore, vous enfonce son coude dans l?estomac ! Bientôt vous ne serez plus assis ; et, dans une minute, il vous aura poussé à terre.

A ces paroles l?usurpateur rentra dans ses limites, et Otivel reprit, avec sa respiration, l?intégralité de son coussin, en renouvelant ses remercîmens à son défenseur, qui se mit à rire en disant : Je ne serai pas toujours avec vous, mais n?oubliez pas que les choses de la vie sociale sont comme celles de la nature, au premier occupant, moyennant certaines formalités convenues. La civilisation est une espèce de pillage particulièrement organisé.

A ce propos donné comme un axiome, une sorte de hourra partit de toutes les bouches : C?est immoral ! c?est impie ! c?est scandaleux, s?écria chaque voyageur ! car les lois, la justice défendent tout envahissement ! ? Le défendent-elles ou le protègent-elles quand il est fait, dit l?homme au rire sardonique ? c?est une question. ? Comment, une question ? Nous ne sommes pas des sauvages peut-être ? ? Il s?en faut beaucoup certainement, répondit l?individu attaqué ; puis il ne dit plus rien dans la discussion, qui devint générale.

Otivel n?y prit aucune part : à son âge il ne la comprenait pas. Mais il se la rappela dix ans plus tard, en rencontrant le bizarre personnage qui lui avait donné de si singuliers conseils. Pour le moment il s?endormit d?un profond sommeil, en répétant tout bas avec confiance la recommandation de son oncle :

« Sois doux et modeste, probe et généreux, et tu feras ton chemin à Paris. »

(La suite au prochain Numéro.)

 

 

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