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5 février 1832 - Numéro 15
 
 

 



 
 
    
NOUVELLES DIVERSES.

On lit dans le Sémaphore de Marseille :

De la science dans ses rapports avec l?industrie.

La volonté de l'homme se manifeste par la pensée et par l'action : il y a en lui intelligence et force, qu'il soit considéré isolément ou dans ses rapports avec les autres hommes. Les sociétés ont donc deux sortes de besoins, l'activité spirituelle et l'activité matérielle, qui trouvent à se satisfaire par la science et par l'industrie. Il découle de ce qui précède que ces deux formes de la politique sociale étant deux expressions différentes d'un même principe, doivent avoir entre elles une connexion intime. Il ne peut pas plus exister d'industriels sans savans que de savans sans industriels. Ils parcourent tous les deux le même cercle d'idées : l'un pense, l'autre exécute. Le premier se sert du second pour matérialiser ses conceptions, et le second du premier pour donner la vie à la matière. D'où vient donc qu'on rencontre encore des savans qui s'isolent du monde, négligeant l'enseignement des ateliers et se trouvant seulement à l?aise avec la poussière de leurs cartons ? Qui comprendra pareillement pourquoi il est des industriels prenant en pitié celui dont le langage matériel est une raison inverse de la richesse scientifique ? et d'autres qui, s'imaginant n'avoir besoin de rien apprendre, répugnent à se frotter à un homme sachant beaucoup, mais n'exécutant pas ? pourquoi, surtout, il en est certains craignant la science à l'égal de la peste ou de toute autre maladie contagieuse ? Certes, le fait reconnu, la question posée, sont intéressans à méditer et à résoudre. La société présente s'enquiert de la cause du divorce éclatant qui la frappe, elle en soupçonne l?injustice ; et en effet qu'est-ce que la pensée privée de sa traduction matérielle, et l'action dépouillée d'inspiration ?

La corrélation intime entre la science et l'industrie est si saisissable, qu'il est difficile de concevoir comment, le principe nettement posé, on voit précisément le contraire se réaliser chez les hommes. Pour se rendre compte de ce fait bizarre, il faut remonter au-delà et examiner quelle était dans le passé la constitution de l'industrie et de la science dans la société française. Comblons pour un instant l'abîme qui nous sépare de la féodalité, renouons la chaîne des temps pour saisir, s'il est possible, les conséquences de cet état d'autrefois pour l'ordre social actuel.

Parallèlement à la société spirituelle de l'église s'était élevée la société temporelle de la féodalité. Dans leur principe, l?une toute pacifique, l?autre toute guerrière ; légitimes toutes deux à leur époque, et ayant rendu de grands services à l'humanité, l'égalité chrétienne prépara l'égalité sociale, et la hiérarchie féodale établissait une équitable relation entre le travail du faible et la protection du puissant. Peu à peu l'une et l'autre déchurent [7.1]de leur essence. L'envahissement et la conquête devenus mobiles de la société temporelle, le régime de la guerre y fut établi. D?autre part, l'église fut envahie par les intérêts matériels, et la lutte fut aussi son partage. Alors guerre partout. La constitution civile fut la guerre : guerre avec corps d'armées, guerre en champ clos, guerre au nom de Dieu, guerre en Sorbonne, guerre aux écoles ; chacun, noble ou vilain, prêtre ou laïque, clerc ou maître, bachelier ou docteur, prenait rang sous une bannière hostile. La science elle-même avait son cachet d'antagonisme. Et s'il se rencontrait des savans véritables, c'était retranchés derrière la grille du couvent ou la haute muraille de l'abbaye. On conçoit en effet le besoin de se reléguer qu'éprouvaient les hommes livrés aux méditations pacifiques de la science, loin de la guerre, sous toutes les formes et partout. Ainsi séquestrée, la science ne pouvait éclairer l'industrie, et les grands hommes de l'époque se rejetaient dans les conceptions les moins applicables en apparence aux réalisations matérielles. Il eût fallu pour cela méditer sur les besoins des hommes que les savans délaissaient avec colère.

Et l'industrie elle-même, que pouvait-elle être alors au milieu de ce conflit d'armes de toute espèce ? hormis celle du sabre, de la lance et des grands chemins, il n'en existait point d'autres, si ce n'est en quelque coin obscur d'atelier gardé par le secret. Quel besoin pouvaient-ils éprouver de la science les industriels que protégeait leur petit nombre ? Les producteurs vivaient clair-semés dans le peuple, les destructeurs étaient parmi les heureux de naissance. Qu'on s'imagine l'industrie au berceau, avec ces convulsions continuelles, ces industriels rares, sans union et sans force ; de quel poids pouvaient-ils être dans la balance vis-à-vis d'une société fortement organisée, qui, de morale qu'elle était d'abord, devint ensuite la plus immorale de toutes ? Peu à peu néanmoins le nombre des travailleurs allait croissant ; quelques localités devinrent manufacturières : mais à l'industrie dans son enfance il fallait pour grandir des précautions multipliées, des privilèges, et des prohibitions à l'avenant ; et les producteurs, devenus plus nombreux, sentirent le besoin de s'unir et d'opposer leur nombre à la puissance brutale des seigneurs isolés du moyen âge. De là les corporations, et par suite les jurandes et les maîtrises. C'est ici qu'il faut chercher les fondemens de la puissance industrielle dans l'état. Les rois de France favorisaient à leur insu son développement en appelant les classes inférieures à leur secours pour surmonter la puissance des barons. Et quand ceux-ci furent terrassés, la monarchie militaire s'éleva sur les débris de l'oligarchie guerrière du passé. Toujours dura le régime de la violence, mais modifié d'une façon salutaire. Louis XIV, réalisant l'unité, permit à ce rejeton, encore frêle, de pousser des racines plus pénétrantes et des rameaux plus étendus. Du reste, toujours dédain pour les fruits du travail matériel, si ce n'est pour quelques industries privilégiées et destinées à satisfaire le luxe des hauts et puissans consommateurs. Louis XIV vendit des titres de noblesse pour pouvoir orner ses palais de tentures de soie et de vitraux aux fenêtres. Les palmes étaient aux travaux d'imagination. Louis XIV estimait beaucoup les artistes, pas assez les artisans. La réhabilitation de la science était déjà venue, pas encore celle de l'industrie ; aussi grandissait-elle seule et à l'ombre. La fin du règne de ce monarque glorieux prouva que son génie n?était pas encore initié à l'importance pacificatrice du travail.

Et quelle fut la direction générale du développement scientifique et industriel dans cette première période [7.2]historique que nous examinons, depuis la constitution de la féodalité jusqu'à la réalisation définitive de l'unité monarchique ? Elle fut toute individuelle et reflétant cet esprit de guerre qui dominait la société. Ainsi, les savans usaient les veillées du cloître à construire des problèmes qu'ils jetaient ensuite en défi à leurs rivaux. Les belles découvertes scientifiques faites pendant cette période atteignent les conceptions les plus élevées, mais parmi elles aucune, pour ainsi dire, n'est immédiatement applicable aux progrès industriels, ou du moins si cette réalisation s'est depuis accomplie, elle n'était pas soupçonnée par les inventeurs.

L'industrie ne se développe que pour satisfaire le besoin guerrier, le besoin de luxe, résultat du premier, ou le besoin de retraite, résultant des deux autres. Les instrumens de guerre, les meubles et les vêtemens d'apparat, les ornemens de couvens et d'églises, composent en grande partie le langage industriel de l'époque...

Nous voyons alors la science agrandissant leur domaine, mais dans un champ purement théorique ; les premiers germes de la puissance industrielle apparaître au milieu des modifications du pouvoir féodal décroissant ; et seulement à la fin de cette période quelques ministres et quelques rois prendre parti pour l'industrie, et celle-ci grandir, bien que ces premiers encouragemens fussent entachés d'hésitation.

 

 

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