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15 mars 1834 - Numéro 34
 
 

 



 
 
    
des idées et des tendances nouvelles.

Il n?est personne, pour peu qu?il se tienne au courant des oscillations politiques et qu?il suive les mouvemens sociaux, il n?est personne qui n?ait été frappé d?un fait important qui s?accomplit aujourd?hui dans le monde ; qui n?ait observé et senti que de toutes parts les idées prennent un autre aspect, les tendances une autre direction. Il n?est personne qui n?ait vu une profonde attestation de ce fait dans cette foules de sectes et d?écoles contemporaines qui nous apparaissent avec des formules différentes, mais avec un programme uniforme de réorganisation pacifique ; dans ces milliers de jeunes hommes qui, sous la bannière de St-Simon ou sous l?étendard de Fourrier, arrivent tous avec des systématisations diverses, mais avec la même promesse d?un monde régénéré, la même espérance d?une société nouvelle et ce même instinct de progrès dont telle est déjà la puissance, qu?il a poussé quelques-uns d?entr?eux jusqu?aux frontières de la folie, jusqu?au seuil de Charenton.

Ce travail de transformation qui s?opère dans les esprits, ce vague pressentiment qui remue les ames, tout cela est trop évident pour qu?on l?ait en dédain ou qu?on le passe sous silence. La mission du journalisme est d?en apprécier la cause et d?en rechercher la portée. Ces tendances nouvelles n?ont-elles rien de légitime ? Ces nouvelles idées n?ont-elles aucune valeur ? Toutes ces théories bizarres qui sont venues s?en emparer n?ont-elles pas leur raison d?existence ? Voila ce que tout homme doit se demander, au moment où nous sommes, avec ce calme et cette bonne foi qui défendent également de l?exaltation qui adopte au premier coup d??il, et de la prévention qui repousse sans voir ; qui font également éviter cette manie d?innovation qui nous précipite dans un paradoxe, et cette rage de statu quo qui nous immobilise dans un lieu commun.

Pour nous, quelque fidèles que nous soyons restés à nos anciennes convictions, à nos sympathies primitives, quelqu?attachés que nous demeurions à ce drapeau que nous n?irons pas abandonner au moment où la France est sur le point de reconnaître qu?à lui seul appartient l?avenir, nous croyons cependant que toutes ces théories sont la conséquence inévitable de notre position nouvelle, qu?elles auront pour résultat de nous la faire mieux comprendre, et que le parti républicain doit y puiser de hauts enseignemens, soit pour le but qu?il doit atteindre, soit pour la marche qu?il doit suivre.

[2.1]Elles doivent nous apprendre, en premier lieu, que les améliorations dont nous sommes appelés à doter l?avenir sont bien plus larges, plus radicales que celles que l?on avait peut-être imaginées ; qu?il n?importe pas tant de donner au peuple l?égalité des droits politiques que l?égalité des chances sociales ; qu?il ne suffit pas de jeter à ceux qui souffrent cette liberté dérisoire qui n?est pour eux que la faculté de se brûler la cervelle ou de se jeter à l?eau, mais qu?il leur faut cette liberté qui consiste à se trouver placé dans une société où l?on peut développer et mettre en ?uvre tout ce que l?on a de valeur, c?est-à-dire où l?on rencontre de l?instruction, de la moralité et du crédit ; en un mot, que nous n?avons pas à regretter aussi amèrement la perfide soustraction du programme de juillet, parce que le programme à donner au monde doit être plus beau, plus fécond, plus universel, et ne doit pas seulement contenir, comme le premier, une négation du passé, mais une grande conception de l?avenir.

Ces théories nous apprennent ensuite qu?il faut abandonner les erremens de ceux qui nous ont précédés ; que le républicanisme doit quitter son bonnet rouge ; que la guillotine ne sera plus prise pour épigraphe des constitutions politiques ; qu?au feu qui dévore doit succéder la flamme qui vivifie, et que le refrain de la république nouvelle ne sera pas emprunté à l?hymne foudroyant de Rouget de Lille :
« Qu?un sang impur abreuve nos sillons, »
mais se trouvera dans la noble chanson1 de Béranger :
« Faites l?aumône au dernier de nos rois. »

Ce n?est pas que la Marseillaise n?ait eu sa sainteté ; la terreur, sa légitimité sociale ; la Convention, sa mission providentielle ; et ce n?est pas nous qui viendrons insulter à la mémoire de ces hommes dont le c?ur n?a pas failli à la tâche du progrès, même au milieu des flots de sang, et qui n?ont reculé devant aucun des sacrifices que réclamait la sainte cause de l?humanité, pas même le sacrifice de leur vie et de leur réputation à venir.

Mais alors il y avait à détruire, et la destruction est toujours orageuse et sanglante ; maintenant, il n?y a plus qu?à réorganiser. L??uvre que nous avons à accomplir est différente de celle de nos pères ; car plus rien n?existe à l?heure où nous vivons, et tout ce qui reste du passé ne doit être considéré que comme une baraque provisoire faite avec des briques usées ou des planches pourries, en attendant le nouvel édifice.

Les tendances de renversement et les idées de négation furent bonnes et légitimes, dans la phase révolutionnaire, ouverte en 89 qui sonna le tocsin d?alarme contre l?ancien régime, et fermée en 1830 qui sonna le glas funèbre de la vieille société catholico-féodale. Mais à présent d?autres idées devaient surgir ; il devait se développer des tendances différentes. Il serait ridicule de faire le fier-à-bras sur des ruines et des cadavres ; il n?y a plus de mérite à tout nier, lorsque personne ne croit plus à rien.

De jour en jour, les hommes avancés font des progrès à cet égard ; l?opinion se modifie dans ce sens. Lorsque la politique sera complètement amenée sur ce terrain, lorsque le républicanisme comprendra (et le moment n?en est pas éloigné), qu?il doit être essentiellement réorganisateur, et qu?on ne réorganise pas comme on a détruit ; lorsqu?on ne pourra plus jeter en pâture à la peur et à l?égoïsme les mots de confiscation et de mort, la révolution ou plutôt la rénovation sera faite. Et nous, jeunes hommes qui, en entrant dans la vie, avons vu s?écrouler un vieux monde, nous aurons vu avant de descendre dans la tombe s?élever un monde nouveau.

F. F.

Notes (des idées et des tendances nouvelles.)
1 Chanson « Prédictions de Nostradamus pour l?an deux mil » de Pierre-Jean Béranger.

 

 

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