prononcé par le citoyen grignon, ouvrier tailleur d’habits.
(Suite et fin).
Repoussons avec fierté tout ce qui n’est pas le fruit de notre travail ; mais exigeons le prix auquel il nous donne droit : ainsi, nous aurons une aisance indépendante du maître ; et le maître fera supporter aux riches l’augmentation qui nous est nécessaire. Que les difficultés n’abattent pas notre courage ; ne sommes-nous pas, par nos souffrances journalières, à l’épreuve de tous les dangers ? D’ailleurs il est plus facile qu’on le pense d’obtenir ce résultat.
En attendant qu’un gouvernement populaire soulage ; l’extrême pauvreté aux dépens de l’extrême opulence, par un meilleur système d’impôts et par une sage organisation du travail, unissons-nous pour resserrer les liens de la fraternité, pour fournir des secours aux plus nécessiteux d’entre nous, pour fixer enfin nous-mêmes le maximum de la durée du travail, et le minimum du prix de la journée ; c’est-à-dire, pour prendre l’engagement de ne travailler que pendant le temps et pour le prix déterminés par nous ; appelons nos frères des autres corps d’état à suivre notre exemple : nous serons heureux, n’en doutez pas, dès que nous voudrons être les artisans de notre destinée.
Il faut que notre association soit assez forte, assez unie, pour résister aux prétentions de ceux qui nous exploitent, et pouvoir assurer à chacun de nous :
1° Un salaire qui permette des économies pour la morte saison et les dépenses accidentelles ;
2° Le temps de repos nécessaire à la santé et à l’instruction ;
3° Des rapports d’indépendance et d’égalité avec les maîtres.
[3.1]Il faut que nous puissions arriver progressivement à ne travailler que pendant dix heures au plus, et moyennant au moins 5 ou 6 francs par jour.
Bien des gens se récrieront sans doute contre nos projets ; ils trouveront notre demande exorbitante : ne nous en étonnons pas : on accorde volontiers un traitement annuel de dix-huit cents francs et plus à un simple commis de bureau, pour un travail de 6 heures par jour. Cinq ou six francs par jour ne font qu’une somme de 14 à 1,700 fr. par an : ne sommes-nous pas privés de travail et par conséquent de salaire pendant moitié de l’année ! Poursuivons donc sans avoir égard au blâme de nos ennemis.
Commençons d’abord par limiter la durée de nos journées de travail, convenons ensuite de ne plus consentir à aucune diminution de salaire, dans quelque circonstance que ce soit, de ne jamais souffrir qu’un de nos frères soit victime des injustices d’un maître, ou subisse quelque humiliation. Que le maître insolent soit privé de nos bras jusqu’à ce qu’il ait avoué ses torts ! Soyez, justes aussi, laissons-le renvoyer honnêtement l’ouvrier qui ne lui convient plus : ce droit est réciproque. Il ne s’agit ici ni de récrimination, ni de vengeance, c’est notre dignité d’hommes, c’est la vie que nous disputons aux riches.
Mais, citoyens, notre but serait loin d’être atteint, si nous bornions là l’action de notre commission ; en effet, si le prix de nos produits augmentait en raison de celui de notre salaire, nos 6 fr. par jour seraient bientôt insuffisans ; nos mesures ne peuvent donc être que provisoires. Il faut porter nos vues plus haut, remonter à la cause du mal, et nous préparer à la détruire. Ce sont moins les maîtres pour lesquels nous travaillons que les lois de notre pays qui s’opposent à l’amélioration de notre état ; ce sont ces impôts sur les objets de première nécessité qui nous enlèvent la plus forte partie de nos salaires ; ce sont ces monopoles qui nous interdisent l’entrée des professions lucratives, N’oublions pas que les riches seuls font la loi, et que nous ne pouvons secouer le joug de la misère qu’en exerçant, comme eux, nos droits de citoyen. Comme eux, nous devons participer au bonheur et aux jouissances de la vie ; car c’est nous qui leur procurons ces jouissances ; c’est dans nos rangs aussi qu’ils viennent chercher des bras et du courage pour protéger leurs domaines menacés ; nous sommes l’engrais des champs de bataille. Eh ! quoi, nous avons le sentiment de nos malheurs, et nous resterions désunis, inactifs, à la merci de ceux qui nous oppriment et nous appauvrissent ? Quel serait donc l’avantage de la société, si la majorité laborieuse était éternellement la proie d’une minorité oisive et cupide ?
Citoyens, notre cause est la cause publique ; son triomphe est assuré, si nous savons persévérer au mépris de la misère et des persécutions.