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22 mars 1834 - Numéro 35
 
 

 



 
 
    
la liberté sociale.

[1.1]Le temps est passé de faire de la métaphysique sociale, du mysticisme constitutionnel, de l’avocasserie politique ; le temps est arrivé de la pratique, de la vérité, de la réalisation.

Il y a deux sortes de libéralisme : le libéralisme négatif et le libéralisme positif.

Il y a deux espèces de liberté : la liberté de droit et la liberté de fait.

Nous ne voulons plus seulement du libéralisme négatif et de la liberté de droit ; nous voulons, entendez-le bien, de la liberté de fait et du libéralisme positif.

Nous sommes las de ces mystifications d’avocats et de publicistes qu’on nous a fait prendre jusqu’ici pour des principes de science sociale. Nous sommes las de ces déceptions, au moyen desquelles nos gouvernans voudraient nous faire croire que tout va pour le mieux.

Vous avez, dites-vous, proclamé les droits de l’homme. – Quels sont-ils ? – La liberté, la propriété, l’égalité. – C’est très bien ; mais vous les avez proclamés pour ceux qui les avaient ; vous ne les avez pas donnés à ceux qui ne les ont pas, ou plutôt vous ne leur avez pas donné la possibilité de s’en servir, de les féconder, de changer ces droits en faits. Car, sur trente-trois millions d’hommes qui composent le chiffre total de la population française, il en est au moins vingt-cinq millions qui ne sont pas libres de développer et de mettre en œuvre leurs capacités, qui ne trouvent ni l’instruction, ni la moralité, ni les ressources qui sont accaparées par les autres, qui passent leur vie sans posséder autre chose que la lumière qui tombe du soleil, l’eau qui coule le long des grandes routes. Je ne parle pas des six pieds de terre dont la propriété est réservée à leur cadavre.

Que m’importe à moi que l’on m’annonce pompeusement que les Français sont égaux devant la loi, si je meurs de faim! Que m’importe que l’on me prouve longuement qu’il m’est permis de faire tout ce que la loi ne défend pas, si la loi ne me permet pas de vivre!

Votre société n’est qu’une marâtre qui, après m’avoir privé de tout, me livre à toutes les angoisses de l’individualisme et de l’isolement. Votre liberté n’est qu’une dérision cruelle qui se réduit à me donner à choisir le genre de misère où je veux tomber, le genre de mort qui peut m’en sortir.

Vous dites laisser faire et laisser passer, bien sûrs que vous êtes qu’il n’y aura que vous et vos amis qui pourront profiter de la gracieuse permission. Vous voulez la concurrence illimitée, bien convaincus que dans ce combat que vous permettez à tous ce seront toujours les riches qui remporteront la victoire. Et puis, si des milliers d’hommes viennent lever leur tête misérable et dégradée pour dire qu’ils n’ont pas pu faire, qu’ils n’ont pas pu passer, qu’ils ont succombé dans la lutte et qu’ils se meurent de désespoir, on leur répond : Ce n’est pas notre affaire, vous êtes libres ; et si leur désespoir ajoute une parole, c’est le canon qui fait le reste de la réponse. Car il ne faut pas que leurs râles d’agonie viennent troubler l’ordre public.

[1.2]En un mot, on prend les trois quarts de la France, et, après leur avoir coupé les jambes et les bras qu’on accorde en surplus au quart privilégié qui reste, on les jette sur le pavé, en leur disant qu’ils ont la liberté de marcher, pourvu qu’ils se conforment aux lois sur la police des rues. La police des rues veut que l’on meure sans rien dire.

Voila cependant ce que depuis bien long-temps beaucoup de gens appellent la liberté.

Mais vous exagérez, dira-t-on, vous exagérez beaucoup. Il n’est pas vrai que l’on soit ainsi irrévocablement écrasé. J’ai connu un homme qui n’avait rien, et grace à ces institutions libérales, il s’est acquis une brillante fortune. – Remarquez d’abord qu’il n’est personne qui n’ait connu un homme, lequel, en partant de rien, a fait une fortune brillante. Mais qu’est-ce que cela prouve, sinon que d’exploité qu’il était, il est devenu exploitant ; d’écrasé, écrasant, parce que ses bras et ses jambes lui ont par hasard repoussé. Dans tous les cas, je défie que l’on pose en règle générale que les bras et les jambes repoussent.

Non, non, ce n’est pas cette liberté métaphysique, dérisoire, négative qu’il nous faut. La liberté que nous voulons, la liberté de l’avenir sera plus large que celle-là.

Nous voulons bien qu’on nous laisse faire, qu’on nous laisse passer ; mais nous voulons en même temps avoir des jambes pour marcher, des bras pour agir. Nous voulons bien la concurrence, mais la concurrence avec des chances pour tous, la concurrence qui n’est pas une lutte désastreuse, un combat à mort, un champ clos où tans d’infortunés arrivent sans armes pour être impitoyablement égorgés. Nous voulons une société où tous les hommes puissent trouver de l’instruction, de la moralité, du travail et des ressources selon cette moralité, et cette instruction ; une société où chaque homme puisse dire : Le gouffre de la misère est fermé derrière moi ; le champ de la fortune est ouvert devant moi si je me rends digne d’y entrer.

Nous concevons toutefois qu’après la chute d’un vieux monde, l’humanité ait dû momentanément se trouver dans cet état déplorable. En quittant la terre d’oppression et d’esclavage, et avant d’arriver à la terre promise, les Hébreux traversèrent le désert.

Mais notre traversée doit être finie ; il est temps, il est urgent d’arriver.

F. F.

 

 

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