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21 septembre 1834 - Numéro 1
 
 

 



 
 
    
DU PROGRÈS SOCIAL.

En intitulant Journal du Progrès Social cette tribune prolétaire, nous n’ignorons pas quelle responsabilité nous assumons sur nous. Certes, si nous n’avions consulté que nos forces, nous n’aurions pas accepté une tâche aussi grande. Notre zèle remplacerait-il le talent qui nous manque ? Nous ferons nos efforts pour y parvenir, ainsi nous croyons devoir avant tout solliciter l’indulgence.

C’est une œuvre de foi que nous accomplissons ; et d’abord nous éprouvons le besoin de chercher à communiquer à nos lecteurs les sentimens qui nous animent, de leur inculquer notre confiance, dans le triomphe de la cause sainte du prolétariat. Nous devons donc essayer de relever des courages abattus, des cœurs désenchantés. Il n’est malheureusement que trop vrai ! Combien, jetant en arrière un regard de douleur sur tant d’espérances déçues, ont maudit le présent désespéré de l’avenir ? Sans doute il y a eu des mécomptes. Mais à quoi bon récriminer, et si le progrès nous paraît arrêté, devons-nous craindre qu’il stationne éternellement immobile. L’avenir est le domaine de ce Dieu social. Le torrent contenu par une digue imprudente hésite un instant avant de la franchir ; mais bientôt furieux de l’obstacle qu’on lui oppose, il se précipite et l’entraîne avec lui ! Plus loin c’est un fleuve bienfaisant, et ceux qui furent témoins ou apprirent ses ravages, n’ont plus qu’à se féliciter de son cours bienfaisant. Ainsi le progrès dans sa marche plus ou moins rapide renverse comme le torrent tous les obstacles, rompt toutes les digues que des mains criminelles ou ignorantes élevèrent contre lui, et ensuite, fleuve civilisateur, il reçoit les bénédictions même de ceux échappés à son instinct destructif. Gardons-nous donc de calomnier le Progrès et de nier son activité quoiqu’elle puisse paraître suspendue quelques instans. A tout prendre, disons-le de bonne foi ! le Prolétaire de nos jours n’est-il pas supérieur au Serf Gaulois ? n’y a-t-il point de différence à noter entre ce dernier et l’esclave des temps primitifs.

Qu’on nous permette une dernière comparaison ; il y a loin de l’étonnant bateau à vapeur qui sillonne les mers orageuses à la pirogue du sauvage naviguant près des côtes ; de l’Aérostat Lennox au Ballon Montgolfier1; du Ballon Montgolfier aux essais timides de ses devanciers. La nature est devenue successivement tributaire de l’homme. Quels secrets [1.2]le génie et le hasard ne viendront-ils pas encore lui surprendre. Ayons foi au progrès moral comme nous avons foi au progrès physique ; notre foi n’est point aveugle, elle s’appuye sur une expérience confirmée chaque jour.

Un jeune publiciste connu des Lyonnais et dont l’avenir est grand, M. Eugène Dufaitelle s’est demandé en même temps que nous QU’EST-CE QUE LE PROGRÈS ? Sa haute raison a répondu : le Progrès c’est l’action successive et continue de la spontanéité divine et de la spontanéité humaine sur le monde. C’est un mouvement en ligne droite avec des solutions de continuité. Nous livrons cette définition à la méditation de nos lecteurs. Oui le Progrès peut s’arrêter, mais il ne peut être anéanti parce que son origine est céleste, et il réside dans la partie la plus noble de l’homme, l’intelligence.

Nous avons dû adopter une devise et nous l’avons formulée ainsi. Egalité, Justice, Liberté ; nous ne séparerons jamais ces trois mots ; ils sont homogènes et corrélatifs. L’égalité c’est la liberté : l’une et l’autre sont la justice ; il n’y a pas de justice là où la liberté et l’égalité manquent ; il ne saurait y avoir liberté ni égalité sans justice : quiconque les séparera sera dans l’erreur et marchera dans une voie antipathique au progrès. Le principe de l’égalité des hommes devant Dieu devait nécessairement dit l’Abbé Lamennaisi2 en enfanter un autre savoir l’égalité des hommes entr’eux ou l’égalité sociale : le Progrès dit encore notre ami Dufaitelle déjà cité, c’est d’appliquer de plus en plus l’égalité à la théorie et à la pratique sociale. La liberté est sœur de l’égalité et par ce mot magique Liberté qui fait vibrer toutes les âmes, nous n’entendons pas seulement la reconnaissance de tel où tel droit social mais le libre exercice de toutes les facultés dont l’homme a besoin pour se produire et remplir ici bas et par lui-même sa mission.

Avant tout nous invoquons la justice, car elle est le principe générateur de tous les autres ; nous ne saurions trop le dire, sans elle ils ne sont rien. Intérêt public, intérêt privé tout est subordonné à la justice, seule la justice ne fléchit sous aucune loi pas même celle de la nécessité. En même temps que nous réclamons la liberté, l’égalité, droits sacrés du prolétaire, nous proclamons la justice et nous sommes invulnérables sous cette égide. Loin de nous la pensée d’être des tribuns anarchiques prêchant une révolte insensée contre le droit, jouissant du discord des intérêts contraires, et des passions ennemies. Si des gens simples le croient, si des malintentionnés le répètent, cela nous afflige sans nous surprendre mais qu’on veuille bien nous lire avant de nous juger.

Nous ne serons pas non plus hostiles au pouvoir quel que soit son nom, toute argumentation politique nous est interdite, obligés de nous soumettre à l’embargo du fisc c’est sans arrière-pensée que nous avons déclaré vouloir rester étranger à la politique. Nous rendrons à César ce qui est à César ; mais les droits du peuple ne sont pas la propriété de César ; nous pouvons les revendiquer autant que notre sphère le [2.1]comporte. Sans doute nous aurons plus d’un combat à soutenir ; sans doute L’émancipation physique et morale de la classe Prolétaire dont nous faisons partie, but avoué et constant de nos travaux n’est pas chose facile, mais nous avons le courage de l’entreprendre. De simples pêcheurs sortis d’une bourgade obscure de Galilée, ayant foi en la parole de Jésus, ont conquis l’émancipation des esclaves. Nous aussi ayant foi en la parole de Jésus, nous marcherons pour conquérir l’émancipation d’autres esclaves qu’on appelle prolétaires. Que Dieu nous soit en aide.

Peut-être en comparant nos moyens et notre entreprise sera-t-on tenté de nous blâmer. D’obscurs écrivains comme nous peuvent-ils prétendre à une gloire aussi grande ? Notre réponse est simple ; le manœuvre qui apporte une pierre à l’édifice n’a-t-il pas gagné son salaire ? nous aussi nous aurons gagné le notre. Que chacun fournisse le contingent de ses forces à l’œuvre commune, elle sera bientôt achevée : devra-t-on s’enquérir si ceux qui y travaillèrent avaient autre chose que de la bonne volonté.

Notes (DU PROGRÈS SOCIAL.)
1 Cette remarque distingue la réussite du ballon de Joseph-Michel Montgolfier (1740-1810) et Jacques-Etienne Montgolfier (1745-1799) à l’expérience catastrophique de l’aérostat du Comte de Lennox (1795-1836).
2 Félicité de Lamennais (1782-1854) dont l’ouvrage, Paroles d’un croyant, était paru en 1834. Cet ouvrage qui soulignait en quoi l’évangile pouvait justifier l’insurrection face aux formes contemporaines d’injustice, et citait en exemple le récent soulèvement des canuts de Lyon, eut un très fort retentissement dans l’opinion. Lamennais avait également publié « L’absolutisme et la liberté », dans la Revue des Deux Mondes (juillet-septembre 1834).

 

 

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