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5 octobre 1834 - Numéro 3
 
 

 



 
 
    

COUP D’OEIL SUR LA SOCIÉTÉ.

Il est inutile de tracer ici le tableau du malaise social, et de peindre avec de noirs crayons les souffrances et la misère des classes laborieuses. Nos paroles ne s’adressent point aux dédaigneux du jour, dont la constante insensibilité a blasé le cœur ; et tous ceux qui ont quelques sentimens d’humanité reconnaissent en gémissant que l’état actuel des relations industrielles, commerciales et agricoles, est en réalité fort affligeant. On ne nie presque plus le mal ; il est patent, reconnu, avéré ; mais personne n’est d’accord sur le remède à employer pour le détruire.

Tout le monde sait que l’agriculture dépourvue de capitaux est désertée par les ouvriers pour l’industrie des villes. Chaque année, nos campagnes voient émigrer des milliers de garçons et de jeunes filles qui vont chercher, disent-ils, de l’ouvrage et du pain. Ces malheureux ne trouvent le plus souvent que la domesticité qui les pervertit, ou la concurrence qui ne leur permet pas de vivre. S’ils échappent au bagne ou à l’hôpital, ils rapportent au village une vieillesse anticipée, le goût de la fainéantise, et presque toujours l’habitude du vice et la corruption. De là l’abâtardissement de la race humaine.

Cependant ces émigrations continuelles amènent dans les villes une affluence considérable d’ouvriers qui envahissent les ateliers, et bientôt une production effrénée, hors de toute proportion avec la consommation, encombre de marchandises les manufactures, d’où il résulte nécessairement détresse pour les fabricans, ralentissement, stagnation dans la fabrication, avilissement des salaires d’abord, puis armée d’ouvriers sans travail, et enfin émeutes, insurrections, sans compter les vols, les brigandages particuliers, dont les cours d’assises nous offrent si souvent le triste spectacle. Survient le commerce, grand et petit, classe improductive, dont la fonction sociale se borne à opérer le mouvement et l’échange des produits : trouvant d’un côté des magasins remplis, encombrés, et de l’autre des besoins impérieux de consommation, il cherche à exploiter le producteur et le consommateur par ses spéculations et ses accaparemens ; mais l’agiotage, la concurrence et la politique venant se mettre de la partie, les reviremens de hausse et de baisse, la fraude, les lois de douanes, la paix ou la guerre, trompent ses espérances, [1.2]et font souvent aboutir toutes ses ruses, toute sa finesse, tous ses monopoles à la banqueroute et à la ruine.

Ainsi l’agriculture manque de bras et les fabriques en ont de trop, surtout depuis l’invention et le perfectionnement des machines ; les agriculteurs demandent des droits sur l’importation des blés et des bestiaux étrangers ; les fabricans provoquent une loi céréale contre les agriculteurs, et quelques-uns veulent des prohibitions contre les fers du dehors ; enfin, désharmonie complète, action et réaction continuelle de désastre, conflit permanent entre ceux qui fabriquent, ceux qui distribuent, ceux qui consomment les produits, guerre de tous les momens entre les producteurs, les marchands et les consommateurs ; voilà bien, aux yeux de tous les hommes de bonne foi, la situation vraiment déplorable de la société.

Pour remédier à des maux si constans, si graves, si poignans, et dont les progrès rapides deviennent de jour en jour plus effrayans, que proposent nos économistes et nos sages ? L’instruction primaire, les dépôts de mendicité, les colonies agricoles, les caisses d’épargne et de prévoyance.

L’instruction primaire est, sans aucun doute, une excellente chose ; et ce n’est point nous qui réclamons sans cesse le bienfait d’une éducation égale pour tous, qui nieront l’utilité de ce degré élémentaire de connaissance comme moyen d’éclairer et de moraliser les masses ; mais ce n’est là que la première pierre de l’édifice, et il y a loin de la fondation à la coupole ; d’ailleurs l’instruction primaire fut-elle propre à guérir nos maux, elle ne pourrait y parvenir, entravée qu’elle est par le joug universitaire, l’influence des prêtres et les tracasseries des conseils municipaux et des maires. Mais ce n’est qu’une initiation, et il est nécessaire qu’elle soit suivie d’une instruction secondaire, puis d’un système complet d’éducation, qui vienne développer toutes les intelligences, si vous voulez arriver à un bon résultat. L’instruction primaire seule n’apprendrait que ce qu’il faut savoir pour sentir tout le vide de l’ignorance, et elle serait plutôt un mal qu’un bien pour la société, dans laquelle elle créerait de nouveaux besoins sans fournir aucun moyen de les satisfaire.

Les dépôts de mendicité ne remédient à rien : ce sont des hôpitaux ou des prisons qui parquent la misère sans la soulager, qui la nourrissent du pain de l’aumône et de l’esclavage, et cette nourriture de la réclusion et de la pitié, ne convient pas plus que celle des couvens et de la Bastille aux hommes du 19e siècle. Les dépôts de mendicité, nous le répétons, tueraient la liberté individuelle, ils nous feraient descendre au dernier degré d’abrutissement, ils amèneraient un temps où la moitié du monde engraisserait l’autre dans des cages et des cabanons.

Les colonies agricoles, importées d’Angleterre et de Hollande, cachent un danger moins évident et moins prompt en ce qu’elles appellent à produire et par suite à acquérir, des hommes dont la société ne tirait aucun profit, et que l’instinct de sa conservation lui commandait de repousser ; mais l’exubérance de population ramènerait bientôt la misère dans ces colonies pénitentiaires elles-mêmes [2.1]qui ne donneraient qu’un secours momentané à des hommes réprouvés, sans diminuer en rien le malaise général de la société qui en serait débarrassée. Admettez-vous des colonies libres destinées à recueillir et utiliser tous les gens inactifs, cette colonisation volontaire, en se généralisant, nous reculerait au servage et nous rattacherait à la glèbe.

Les caisses d’épargne et de prévoyance lorsque la majorité des Français vit d’aumônes ou de privations, sont, hâtons-nous de le dire, une amère dérision, une sanglante ironie. Donnez aux ouvriers les moyens de vivre avant de leur demander de faire des économies. Il faut avoir le nécessaire avant de songer à épargner sur le superflu. Apparemment vous ne voulez pas qu’ils laissent mourir de faim leur femme et leurs enfans pour se donner le plaisir d’expérimenter la puissance reproductive de l’argent, opérant sur vingt sous, la reproduction suffirait-elle à payer l’enterrement et le deuil ?

Nous sommes fâchés d’avoir à nous prononcer d’une manière improbative sur des mesures que certains hommes proposent, avec conviction sans doute, comme une panacée universelle, un remède à tous nos maux ; mais nous le disons avec franchise, nous ne voyons-là rien de grand, rien de large, rien de complet. La question qui s’agite aujourd’hui est une question de réforme intégrale, capable d’améliorer sur tous les points le sort de l’espèce humaine. Il ne s’agit point d’instruction élémentaire seulement, mais d’une éducation générale qui développe les instincts, les intelligences, les goûts, les penchans et les facultés pour la meilleure et la plus grande exploitation du globe. Il ne s’agit point de nourrir et d’emprisonner les mendians, de les atteler comme des bêtes de somme à la herse, ou à la charrue pour défricher quelques landes ou quelques steppes ; il s’agit moins encore de demander à l’indigence laborieuse une portion de son salaire que l’agiotage ferait fructifier bien ou mal ; il faut extirper la mendicité et procurer l’abondance à quelques-uns, l’aisance à tous. C’est la tâche du gouvernement, qu’il s’en occupe consciencieusement, toute affaire cessante.

 

 

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