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9 octobre 1834 - Numéro 3
 
 

 



 
 
    
USAGES DE QUELQUES MAGASINS.

Les personnes qui connaissent un peu les usages de quelques fabriques, savent que l?ouvrier a toujours été un peu plus, ou un peu moins méprisé par un certain nombre de négocians, de leurs commis et des personnes qui les environnenti ; et que les dissensions qui ont eu lieu entre l?ouvrier et le négociant furent soulevées non-seulement par les rabais, les rapaceries que chaque jour ils faisaient supporter à l?ouvrier, mais encore par les humiliations que celui-ci est obligé d?essuyer, surtout lorsqu?il se trouve du nombre des plus pauvres et des moins instruits. Les personnes honnêtes et de bonne foi qui n?ont jamais fréquenté les magasins, ne voudraient pas croire que nous avons des négocians qui enjoignent à leurs commis de brusquer les maîtres d?une telle manière que cela fait pitié, afin de les intimider dans l?espoir de les exploiter plus facilement. Le commis qui a un penchant à l?orgueil, à l?égoïsme et à la cupidité, étant élevé avec de semblables principes et sous de tels maîtres, quand vient son tour d?être chef, l?ouvrier est pour lui un esclave, né uniquement pour travailler jour et nuit, et pour grossir la fortune de celui pour lequel il travaille.

Le chef d?atelier qui est dans le cas d?apprécier ce que les hommes valent, lui, à son tour, méprise ces êtres qui se croient d?une autre nature ; car ces individus [3.2]ne veulent pas vivre comme l?ouvrier ; leurs habitudes et leurs manières sont toutes différentes de celles des hommes ordinaires, des hommes qui se respectent. L?on voit de ces petits commis, qui ont si bien profité des leçons de leurs maîtres, qu?ils ne savent ni cracher, ni tousser, ni parler, ni marcher comme les autres ; nous les voyons faire une gambade, un pas de zéphir, pour aller chercher une pantime de soie à quatre pas de leur bureau. Si on leur adresse la parole, avant de répondre ils fredonnent un air d?opéra qu?ils n?ont jamais compris, et quand le couplet est fini, si toutefois ils le savent entier, ils disent avec un ton haut : Qu?avez-vous demandé ? Et sitôt après ils fredonnent encore : mais quand c?est une demoiselle ou une jeune dame jolies, c?est différent ; ils relèvent d?abord les cheveux de dessus l?oreille, ils se mordent les lèvres, afin qu?elles soient vermeilles, ils quittent leur air d?arrogance, et font une voix fine, pour que nos dames les croient aimables et galans. Si une dame sur laquelle un freluquet de commis a jeté ses vues ne répondait pas à ses propositions infâmes, ce misérable la mettra dehors du magasin aussitôt la pièce finie, et portera ses vues sur une autre, ainsi de suite. Voilà les principaux talens des hommes qui occasionnent les dissensions qui ont eu lieu jusqu?à nos jours.

Nous avons des chefs de fabrique qui, en qualité de maîtres, exécutent plus facilement leurs coupables desseins ; nous en avons qui ordonnent aux commis de leur servir d?intermédiaire (celui qui écrit cela fut obligé de quitter une fabrique pour n?avoir pas voulu se prêter à de si honteuses man?uvres).

Quant à la rapacité, elle est aujourd?hui à son comble, car les mauvais négocians deviennent chaque jour plus nombreux et veulent, quand même, faire leur fortune tout aussi vite que s?il n?y avait point de concurrence ; pour y arriver ils emploient toutes sortes de moyens qu?ils appellent spéculation, en voici un exemple : « Dans certaines maisons, le commis qui tient les balances est tenu d?écrire sur les livres cinq ou dix grammes de plus chaque fois qu?il donne des matières ; et chaque fois qu?il en reçoit, il est également tenu d?écrire cinq ou dix grammes de moins. » Il faut, disent quelques négocians, que le loyer et les menus frais soient couverts par cette tricherie qu?ils considèrent comme une spéculation.

Un commis honnête ayant observé à de tels patrons qu?il ne pouvait pas agir ainsi, et que d?ailleurs le chef d?atelier s?en apercevrait bientôt, et qu?on ne pourrait pas faire ce métier long-temps, eut pour réponse que les ouvriers étaient assez bornés pour croire que cette différence de poids provenait de la tombée des balances, et puis de plus, que c?était l?habitude de leur maison, qu?il fallait le faire ou bien? passer la porte : cela s?entend.

Un négociant qui n?a point de pudeur, spécule de plusieurs manières pour arriver à son but ; car, moi, j?ai vu et je n?ose pas dire que je fus, il y a quelques années, forcé (il est vrai que j?étais enfant) de vider des cruches d?eau chaque matin dans les cabinets où était la soie. Conséquemment les chefs d?atelier sont contraints de laisser leurs façons pour payer la soie [4.1]qu?ils n?ont jamais reçus ; car en payant cette soie, ils ne payent que de l?eau.

Nous, chefs d?atelier, nous avons une infinité d?autres injustices à mettre au grand jour, nous avons de grands abus à extirper de notre fabrique. Que de vérités qui sont encore cachées ! nous aurons le courage de les faire entendre.

Par un ex-commis.

 

 

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