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12 octobre 1834 - Numéro 4
 
 

 



 
 
    

Chaque fois qu’un ouvrier se plaint, qu’il démontre combien sa position est triste et déplorable, il n’obtient le plus souvent, pour tout secours, que cette réponse humiliante et banale : « Il faut être un peu plus laborieux et un peu plus économe ; car, vous autres ouvriers, vous avez ce défaut de ne guère songer au lendemain. Dès que les affaires sourient un peu, vous voulez trancher du grand ; vous vous créez des besoins au fur et à mesure que vos gains augmentent ; de là vient que la misère vous poursuit toujours. Tout le temps où vous pourriez vous réaliser quelque chose pour en prévenir le retour, vous le passez à satisfaire votre vanité ou à jouir de quelque agrément dont vous pourriez fort bien vous passer. Vous voudriez devenir riche, et tout le monde ne peut pas l’être… »

En vérité, quand on réfléchit à tout ce qu’il y a d’ironique et d’insultant dans cette réponse, il est impossible de maîtriser le mouvement d’indignation qui vient vous agiter. Eh ! quoi ! il faudrait que les ouvriers soient plus laborieux ? Quand, par la continuité du travail, un grand nombre d’entr’eux se trouvent épuisés bien avant d’avoir atteint l’âge que la nature assigne pour le repos ; il faudrait qu’ils soient plus économes ? Eh ! comment, grand Dieu ! pourraient-ils l’être davantage, lorsque l’insuffisance du salaire ne leur permet pas même de prendre une nourriture en rapport avec les fatigues auxquelles ils sont assujétis ?

Et puis, c’est donc trancher du grand, parce que dans un moment où l’ouvrage est un peu plus abondant et mieux rétribué, ils en profitent pour remplacer [1.2]leurs haillons par un vêtement plus convenable, et qui sera usé avant qu’ils aient pu le remplacer par un autre ? C’est donc se créer des besoins de pure fantaisie, parce qu’ils cherchent à satisfaire ceux que l’état de gêne où ils se trouvent le plus continuellement, ne peut empêcher d’exister ? C’est donc vouloir devenir riche, que d’aspirer à pouvoir suffire dignement à toutes les obligations d’un honnête homme ? Une fois pour toutes, que l’on comprenne donc bien nos besoins, nos désirs ; que l’on jette sur la plaie sociale qui nous dévore un regard consciencieux et sévère, et à la vue de la sonde qui fera connaître la profondeur du mal, nos détracteurs les plus ardens seront forcés d’abjurer leur insensibilité et leur ironie, et de convenir avec nous de la nécessité d’une réforme industrielle et commerciale qui, en changeant la nature des rapports d’individus à individus, apporterait une amélioration réelle et durable au sort des classes laborieuses.

Quand on songe à tous les tiraillemens, à toutes les secousses qui viennent ébranler la société, par le seul fait de la volonté et des caprices de quelques agioteurs qui, à leur gré, disposent de la prospérité ou de la détresse des affaires, qui font d’une mauvaise saison ou des accidens graves, des sujets de spéculations, par lesquelles ils deviennent plusieurs fois millionnaires, et plongent dans un complet dénuement la généralité des familles, on se demande comment de semblables faits, qui sont des crimes de lèse-humanité, peuvent se commettre sans que les lois ne puissent ni les atteindre, ni les punir. Les personnes sensées et de bonne foi comprennent facilement que, bien que les grands spéculateurs n’aient des rapports qu’avec d’autres riches spéculateurs, les résultats de leurs opérations sont toujours le maintien ou l’accroissement de la misère des masses ; car le plus souvent c’est sur les objets d’une consommation générale et de première nécessité que se fixe leur ambition.

[2.1]Tant que les grandes opérations industrielles ou commerciales ne seront pas soumises à une action centrale et commune, qui enlèverait aux avides agioteurs la faculté d’exercer librement leurs infâmes spéculations, une partie du corps social sera toujours souffrante et inerte ; car les spéculations se varient à l’infini, et de telle sorte que les personnes qui ont la faculté de pouvoir acheter en gros les objets de consommation dont elles ont besoin, se procurent une économie de 20 p. %, dont l’ouvrier ne peut pas jouir en achetant en détail les mêmes objets qui sont toujours d’une qualité inférieure.

Maintenant l’on peut comprendre tout ce qu’il y a d’injuste et d’inconséquent dans le reproche que l’on fait aux ouvriers de ne pas avoir de l’économie, puisqu’il est démontré qu’une personne aisée peut, en vivant avec sobriété, économiser un quart de leur dépense. Par là se prouve toute la vérité du dicton populaire, une misère en fait une autre, et l’économie lui est impossible.

Le remède à l’exploitation des classes laborieuses, par un petit nombre d’hommes, se fera attendre encore long-temps ; il ne peut arriver que lentement et à mesure que la raison gagnera du terrain sur la cupidité ; néanmoins, il serait possible aux ouvriers de se soustraire dès à présent à cette fourmillière d’exploitans, qui spéculent sur leur salaire et sur leurs dépenses, et d’arriver, par des achats faits collectivement, au même résultat qu’obtiennent les personnes aisées. Il y aurait dans ces opérations collectives, une notable amélioration. Ce serait un premier pas vers l’avenir.

En effet, il serait très-facile aux chefs d’atelier de s’entendre pour former un premier fonds commun, d’investir de leur confiance un homme probe et connu, et de le charger d’acheter en gros tous les objets de consommation d’une première nécessité ; que chacun se partagerait selon la mise de fonds qu’il aurait fourni. Ce système, se développant progressivement, répandrait peu à peu l’aisance dans les classes inférieures, et forcerait les hommes oisifs à prendre part à l’œuvre sociale, à apporter leur tribut à l’intérêt de tous.

Sans doute que pour mettre ce que nous indiquons en pratique, il faut d’abord être désintéressé et confiant ; car il peut se rencontrer des obstacles qui exigent ces qualités ; pour les surmonter d’ailleurs, il vaut bien mieux risquer de ne pas réussir et d’être trompé, que, si pour ne rien perdre, on aime mieux languir dans la misère. Beaucoup de personnes diront : une telle entreprise est impossible ; il faut, pour qu’elle réussisse, un trop grand concours d’individus et de volontés uniformes ; c’est encore une chimère généreuse. Eh bien ! nous, nous leur répondrons quand tout est naturel, tout est possible ; il ne faut que des volontés, et elles peuvent se trouver, pas en grand nombre, peut-être, mais assez pour commencer et réussir.

On peut tout ce qu’on veut, a dit Pascal ; mais il faut vouloir ; et vouloir, ce n’est pas seulement désirer, c’est actionner sa volonté ; c’est poursuivre avec persévérance l’œuvre à laquelle on s’est voué ; c’est acquérir de l’énergie à mesure que des obstacles s’opposent [2.2]à nos efforts, c’est de ne quitter l’ouvrage que lorsqu’il est achevé.

La volonté inébranlable d’un homme est tout le secret du succès de bien des entreprises ; pour celles que nous conseillons d’entreprendre, il faut une ferme volonté. Les ouvriers, nous n’en doutons pas, sauront en avoir.

 

 

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