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12 octobre 1834 - Numéro 4
 
 

 



 
 
    

A M. le Rédacteur.

Je lisais dans le dernier numéro de votre estimable Journal, les conseils que vous donnez à la classe ouvrière, relativement à l’instruction qui lui manque généralement. Aussi, comme vous l’avez fort bien dit, l’ignorance rend timide, et plutôt que de discuter, non-seulement sur ses intérêts et sur les abus qui se commettent tous les jours à son préjudice, elle laisse exploiter, et cela faute des connaissances qui lui sont absolument nécessaires.

Ce défaut d’instruction ne développe pas, chez l’ouvrier, les moyens qu’il pourrait avoir pour sortir de cet état de dépendance dans lequel il vit depuis si long-temps ; mais encore cela le force à rester dans ses habitudes routinières qui lui sont si désavantageuses.

Car il est de fait que si notre fabrique, depuis deux ou trois siècles, a fait de si grands progrès, soit dans les mécaniques, dans la richesse du dessin, dans la variation de goûts ; ce qui nous donne, et qui nous donnerait encore long-temps, la suprématie sur tous les fabricans de l’Europe et, peut-être, du monde entier ; soit par nos belles couleurs ; et enfin par le fini précieux de la main-d’œuvre ; certainement, nous le devons en revanche à des hommes peu favorisés de la fortune, mais doués d’un grand génie. Aussi, d’un autre côté, n’avons-nous pas à déplorer que depuis tant d’années qui se sont écoulées, la plupart des outils et ustensiles, dont on se sert dans nos ateliers sont encore dans le même état d’imperfection qu’ils étaient lors de leur invention, ou plutôt lorsqu’ils nous furent apportés par ces peuples qui, fuyant les malheurs de leur pays, vinrent implanter parmi nous notre belle industrie.

Ne devons-nous pas espérer que l’ouvrier lyonnais comprendra enfin que l’instruction ôte les préjugés routiniers, et sape tous les préjugés d’une mauvaise éducation ; qui nous empêcherait d’avoir, par exemple, comme en Angleterre, des bibliothèques nombreuses et instructives, répandues dans les divers quartiers de notre ville, composées de livres instructifs et moraux, où l’ouvrier viendrait puiser tout ce qui est relatif à la mécanique, et autres sciences utiles à sa profession.

En parlant de l’Angleterre, vous me permettrez, Monsieur le Rédacteur, une petite dissertation sur les ouvriers de ces pays, et qui pourrait être utile pour nous, sous plusieurs rapports.

Des philanthropes, des citoyens zélés ont parcouru l’Angleterre, tous ont été dans l’admiration et ont expliqué les causes qui développent avec tant d’activité l’industrie anglaise.

Ils ont bien reconnu que les Anglais, en tant que fabricans en soieries, manquaient de ce goût fin et délicat que nous voyons dans nos dessins ; il leur manquait [3.1]ce brillant, cette variation de goûts qui fait tant rechercher nos nouveautés ; mais pour la main-d’œuvre, il faut être de bonne foi, et convenir que leurs belles étoffes, particulièrement celles unies, peuvent être comparées expert en ce genre.

Et qui est-ce qui leur a fait faire un si grand pas dans la perfection des arts ? C’est l’instruction, vous allez en juger.

Ces voyageurs avaient laissé, en France, les sciences dans le sein de quelques académies, dans des salons ornés de tout ce que l’éducation la plus brillante peut offrir d’attraits ; en Angleterre, ils ont retrouvé ces mêmes sciences, plus simples, plus faciles, et dans tous les ateliers, dans tous les établissemens de l’industrie. Les ouvriers se pressent autour de nouvelles chaires scientifiques devenues populaires et mises à leur portée.

Dans ces usines, où se travaillent les métaux, l’on aperçoit des hommes au milieu du feu ; leur teint est brûlé, leur bras nerveux soulèvent des masses énormes ; ces hommes, quelquefois se reposent, et alors ils étudient la géométrie, ils apprennent à manier avec adresse le compas, qui donne tant de précision à leurs travaux.

Ailleurs, c’est un simple ouvrier qui perfectionne les filatures ; il calcule tous les mouvemens avec une exactitude mathématique ; il s’entoure de livres, de modèles de machines ; ce n’est plus un seul homme qui travaille en lui, il appelle à son secours les travaux de tous ses devanciers ; et tandis que, livré à son seul génie, il aurait peut-être succombé, il perfectionne un art important, qui place sa patrie au premier rang des nations industrielles.

La géométrie, la mécanique ne sont pas les seules sciences que cultivent les ouvriers anglais. Dans toutes les villes manufacturières de l’Angleterre, des chaires de chimie industrielle propagent cette utile instruction. L’ingénieur Clément nous rapporte, et vous ne l’entendrez pas, Monsieur le Rédacteur, sans observer combien nous sommes loin d’avoir ce désir de nous instruire, qu’à Glascow, il a assisté à une leçon de chimie, au milieu de plus de cinq cents ouvriers. Tous écoutèrent dans un religieux silence, et tous, une heure après, reprirent le chemin des ateliers ; mais ce qui paraît bien plus extraordinaire, c’est que ce cours n’était pas dû à la munificence du gouvernement : il était ouvert par souscription, et les ouvriers seuls en faisaient tous les frais.

Ne devons-nous pas être dans l’admiration à la vue de ces hommes, qui se privent non-seulement de leurs plaisirs, mais encore prennent, peut-être, sur le prix de leurs journées de travail, pour fournir à leur instruction ; et ne devons-nous pas penser que quelque soit notre aptitude à tous les arts, qui, jusqu’à présent, nous a donné une supériorité facile lorsqu’elle ne nous était pas disputée. Si nous ne suivions pas un si louable exemple, nous pourrions, par la suite, être dépassés par une population qui, sans être aussi favorisée que nous par la nature, attaque notre industrie avec des armes aussi puissantes.

Je dirai donc à l’ouvrier lyonnais de se hâter, de consacrer ses heures de repos à l’étude ; car elle seule peut éclairer la pratique des arts qu’il exerce avec tant de [3.2]talens ; et qu’il se mette bien dans l’esprit que les sciences, pour lui, n’ont rien de difficile, et que ce qui est véritablement utile, est toujours facile et simple.

 

 

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