Le Courrier de la Nouvelle-Russie1 publie sur l’avenir des relations commerciales entre la Russie et la France méridionale un article dans lequel on remarque le passage suivant :
Les réflexions que fait naître l’avenir des relations commerciales de la Russie méridionale, et particulièrement d’Odessa, avec le midi de la France, font découvrir des faits aussi immenses qu’inaperçus jusqu’à ce jour. Ils renferment à eux seuls une grande révolution commerciale. Nous allons essayer de les faire connaître.
L’ancien, le premier rôle de Marseille fut le commerce du Levant. Ce commerce consistait dans l’importation en France des marchandises, principalement manufacturées, des Echelles, objets précieux et riches, contre lesquels la France échangeait quelques produits de son sol et ses monnaies. La balance commerciale fut alors toujours défavorable ; elle allait porter du travail aux autres peuples et n’en rapportait pas pour elle. Il en fut ainsi jusqu’en 1789, époque à laquelle les événemens suspendirent totalement les relations avec l’Orient. Obligé par l’isolement dans lequel la guerre le plaçait de chercher des ressources en lui-même, le bassin de la France dont Marseille est la clé et le chef-lieu, reçut une impulsion industrielle ; et comme il n’était lié avec les autres parties du territoire français par aucune voie de navigation qui permît des transports faciles et réguliers pour les marchandises de grosse consommation, il s’ensuivit que cet effort industriel, forcé de s’éloigner des hautes industries, s’adonna aux industries de luxe et à la fabrication des produits de grande valeur dont le poids était assez faible pour ne pas faire du transport une cause d’augmentation considérable du prix.
Mais quand la paix rouvrit les portes de ce bassin et permit à la navigation maritime de porter au loin ses produits, l’essor industriel se développa comme par magie. Les hautes industries s’y naturalisèrent en un moment. Malgré la fertilité de son sol, l’importance et la variété de ses produits, l’industrie ne trouva plus dans les matières premières qu’il lui fournissait des matériaux suffisans. Elle demanda aux pays voisins ; et pour citer un seul fait, l’importation des huiles destinées principalement à la fabrication des produits chimiques, monta en peu d’années de 5,000,000 à 40,000,000 de fr.
Les résultats de ce changement d’habitudes furent un changement aussi complet dans les relations commerciales avec l’extérieur. Marseille, au lieu de recevoir des [5.1]Echelles des produits manufacturés, occupa à l’exportation des marchandises manufacturées par son propre bassin, aux parties de la France situées sur l’Océan, une marine plus considérable que celle que le commerce du Levant avait occupée aux époques les plus florissantes, et elle demanda des matières premières aux pays qui pouvaient concourir par leur proximité à l’alimentation de ses fabriques.
C’est dans ce concours que la Russie méridionale, qu’Odessa, sont entrées pour une part qui s’accroît chaque jour. L’industrialisme qui se développe rapidement dans le bassin de Marseille nous garantit que la production du blé ne tendra qu’à décroître dans ces contrées, et que la nouvelle loi d’entrepôts, créant aux négocians de ce pays de grandes facilités d’approvisionnemens sur tous les points du midi de la France, rendra peu à peu toute la population tributaire de la Russie méridionale pour la fourniture de cette denrée. Un autre produit dont le débouché doit s’accroître avec une importance majeure et dans des proportions rapides, est le suif. L’incertitude des récoltes d’oliviers, et la difficulté de faire des approvisionnemens en huile, tend peu à peu à faire abandonner leur culture, et son emploi dans l’immense fabrication du savon.
Le suif a des avantages certains sur l’huile dans cette fabrication, et les procédés qui assurent cette supériorité commencent à se répandre ; mais comme ses développemens sont arrêtés par le prix du combustible qu’elle exige, on peut assigner une époque à laquelle cette révolution sera pour ainsi dire sur le point de devenir complète ; c’est l’achèvement de la route de fer de Rive-de-Gier et de St-Etienne à Lyon, qui mettra le charbon de terre à Marseille, à l’aide de la descente du Rhône, à un prix extrêmement bas.
En voyant dans cette partie de la France les industries de toute nature parvenues à un si haut degré de prospérité : St-Etienne avec ses richesses minérales, Lyon et Tarare avec leurs riches et belles industries, Marseille avec ses produits manufacturés, qui constituent dès à présent des masses énormes dont la consommation s’accroît chaque jour sur tous les points de la France, il est impossible d’assigner un terme aux relations que la Russie méridionale doit avoir avec le midi de la France, et de ne pas voir de ce côté pour la ville d’Odessa, un bien riche horizon.
(Journal de St-Pétersbourg.)2