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12 octobre 1834 - Numéro 4
 
 

 



 
 
    
30  millions de prolétaires en france.

On a l?air de ne pas nous comprendre, lorsque nous parlons de l?exploitation de la majorité du peuple par une faible minorité, qui a le monopole des privilèges de la société sans en supporter les charges. On crie au scandale, lorsque nous affirmons qu?il n?y a, en réalité, rien de changé dans l?oppression du plus grand nombre par quelques-uns, et que les bourgeois et les prolétaires en 1834 sont absolument entr?eux dans les mêmes rapports que les nobles et les gens du tiers-état avant 89 : que les mêmes abus, les mêmes privilèges existent sous des noms différens ; qu?ils ont seulement été déplacés, et que ce déplacement les a rendus d?autant plus intolérables, que ceux-là, qui en profitent, n?ont pas le prestige de la naissance et la consécration du temps pour couvrir ce qu?ils ont d?odieux d?un vernis de légitimité.

Mais, où sont donc vos prolétaires ? nous répond-on avec un petit ton aigre-doux, qui déguise mal le dépit et l?embarras des hommes de la peur ; il n?y en a point en France ; tout le monde y est propriétaire. Il n?y a pas dans nos campagnes un seul homme laborieux qui ne possède au moins un coin de terre. Vos prolétaires ne sont que des paresseux, de la canaille, de la crapule, des chiffonniers, des forçats libérés, des vagabonds, comme dit fort poliment l?honorable M. Bugeaud1 et quelques autres de la même force. En déclamant contre l?égoïsme des bourgeois en faveur des prolétaires, vous prêchez la révolte, vous excitez au pillage, vous êtes en insurrection contre la propriété. Juste ciel ! anathème à vos doctrines, elles sont subversives de tout ordre social ; on voit, en les lisant, que vous n?appliquez l?expression de peuple qu?à la tourbe des grandes villes ; c?est là votre peuple unique, votre peuple par excellence. Votre popularité à laquelle vous tenez tant sera bientôt traînée dans la bouei.

Nos lecteurs n?attendent pas de nous que nous répondions à toutes ces sottises, à toutes ces calomnies ; à toutes ces turpitudes, que vont colportant de maison en maison certaines gens qui prennent sans doute pour des niais ceux à qui ils ont l?impudeur de les adresser. Mais nous devons, pour remplir la mission que nous nous sommes imposée, nous attacher surtout, dans le développement des doctrines [1.2]que nous avons entrepris de propager, à ne rien hasarder, à poser bien nettement les questions, et à faire voir la possibilité de trouver leur solution dans une réforme progressive, sans émeute ni violence. C?est par une discussion sérieuse, appuyée de preuves et de faits incontestables, que nous voulons démontrer l?exploitation du plus grand nombre par une minorité privilégiée, l?injustice et le danger d?un pareil état de choses, et la nécessité d?y apporter un prompt remède.

L?occasion nous est offerte d?autant plus belle que de jeunes économistes qui se sont livrés avec une ardeur infatigable à des recherches, des enquêtes, des examens sévères sur l?économie sociale, nous ont mis à même de profiter de leurs travaux. Tout récemment encore, l?un d?eux, qui enrichit les colonnes du National de ses excellens articles financiers, nous a fourni, en répondant à un discours que M. de Rambuteau2 avait lu à la chambre des députés, des documens précieux qui nous viendront merveilleusement en aide.

Disons d?abord que nous n?entendons point par prolétaire, le gueux, le mendiant, comme on affecte de le croire. Les prolétaires, pour nous, ce sont ces citoyens artistes, savans, industriels, médecins, avocats, ingénieurs, petits commerçans, artisans, ouvriers, commis, employés d?administration, tous hommes de travail, de science, de probité, de talent, qui ne trouvent dans l?organisation actuelle que peines et privations.

Niez-vous les effets déplorables et honteux de cet ordre de choses, que vous trouvez si admirable et que nous voulons changer ? jetez les yeux sur les renseignemens fournis par l?administration des finances elle-même ; voyez les résultats des rôles financiers de 1833. Près de 11 millions de cotes sont payées par cinq millions de propriétaires, quatre millions huit cent cinquante mille ne paient en impôt foncier que 136 fr. et au-dessous. Ces quatre millions huit cent cinquante mille propriétaires, chefs de famille, correspondent, d?après l?évaluation moyenne de 4 à 5 individus par famille, à 21 millions 825 mille individus : dix millions de français ne sont en aucune façon intéressés à la propriété foncière, soit par eux, soit par leur famille.

Voyez maintenant quelles sont les funestes conséquences de cet injuste système. La grande propriété, répartie entre cent cinquante mille familles, concentre dans ce cercle étroit tous les intérêts individuels qui s?opposent aux améliorations sociales, que l?intérêt bien entendu de 32 millions de français réclame impérieusement ; c?est elle qui a le monopole des lois, qui les discute, les applique, les exécute. Juge suprême, arbitre souverain de la répartition de l?impôt, elle ne demande directement au revenu net, qui est le sien, au revenu oisif, à celui qui est réalisé sur le produit de la terre en sus des bénéfices et des frais d?exploitation et qui s?élève à plus d?un milliard et demi, que 244 millions, (nous négligeons les fractions) et elle soutire indirectement 187 millions par les seuls impôts sur le sel, les boissons et les tabacs, qui pèsent presque exclusivement sur les classes laborieuses, sans compter l?impôt [2.1]immoral de la loterie, et tant d?autres que nous mentionnons pour mémoire. En sorte que le malheureux artisan, l?honnête père de famille, qui n?a que son salaire pour vivre, lui et les siens, est obligé de laisser prélever annuellement, par le fisc, sur le produit de son travail, déjà bien diminué par les maladies et les pertes de temps forcées, une somme de 26 fr. au moins, tandis que le propriétaire oisif ne verse au trésor par cent fr. de revenu net, de bénéfice sans travail, que 14 fr. 50 c. Et vous nommez cela de l?égalité devant la loi, de la justice distributive : et vous appelez cela, contribuer indistinctement dans la proportion de sa fortune aux charges de l?état ? Quel étrange abus des mots !

Ne serait-il pas plus juste de remplacer par une taxe proportionnelle au revenu foncier une capitation qui frappe indistinctement le riche et le pauvre, et celui-ci plus que celui-là ; de supprimer les impôts indirects, qui accablent les classes ouvrières, et de grever la contribution foncière d?une surtaxe légère, qui, en définitive ne serait onéreuse que pour les riches ; car les petits propriétaires eux-mêmes gagneraient à ce changement dans l?assiette de l?impôt, puisque la faible augmentation de 30 centimes additionnels par exemple, ajoutée à leur côte foncière serait bien inférieure au dégrèvement qu?ils obtiendraient par la suppression des impôts sur le sel, les boissons, les tabacs, qui coûtent annuellement à chaque famille de quatre à cinq individus (terme moyen quatre et demi) 25 fr. 87 c.

Notes (30  millions de prolétaires en france.)
1 Référence encore à Thomas-Robert Bugeaud (1784-1849) dont le nom était désormais associé aux massacres de la rue Transnonain.
2 Il s?agit  ici de Claude-Philibert Barthelot de Rambuteau (1781-1869).

 

 

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