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26 octobre 1834 - Numéro 6
 
 

 



 
 
    

COUP D’ŒIL SUR L’ÉMIGRATION DES OUVRIERS.

L’ouvrier en quittant la ville fait-il son avantage ?

Lyon, cette ville si florissante, cette cité tout active, tout industrielle, dont l’antique réputation, loin de se sentir des injures des siècles, semble au contraire prendre chaque jour un nouvel accroissement. Cette fabrique, l’ame de tant de prodiges que l’œil curieux, que le génie appréciateur contemplent toujours avec une nouvelle satisfaction ; cette mère des chefs-d’œuvre, contre lesquels la jalousie de l’étranger vient à chaque instant échouer, comme les flots orgueilleux reculent épouvantés, après s’être brisés contre le roc qui les maîtrise ! Cette fabrique, désespoir de ses rivales, verrait-elle au moment où l’univers émerveillé la contemple, dans un siècle de lumière, s’éteindre pour elle ce flambeau qu’anime depuis son berceau, et que fait luire chaque jour avec un nouvel éclat, et le génie de ses innovateurs, et l’intelligence de ses ouvriers et le goût exquis de ses dessinateurs ? Tes enfans, cité brillante, ne morcelleront pas ainsi ton sein maternel. L’ouvrier sentira sa dignité, il saura que l’union fait sa force comme sa division entraîne sa perte, et que la rivalité d’intérêts sollicite son concours mutuel. Il appréciera que l’affection généreuse, que cette cordialité fraternelle, que des temps malheureux, que de jours néfastes ont en quelque sorte éclipsé, doit enfin reparaître plus brillante et plus pure ! Que la méfiance qu’on a cherché à semer parmi nous, retourne dans le cœur de ceux qui lui ont donné naissance ; cicatrisons nous-même nos plaies, et faisons tourner à leur honte la rapacité de ceux qui se désaltèrent de nos sueurs et de nos larmes.

Ouvriers, prenez-y garde, l’isolement dans lequel on veut vous plonger, ne peut faire que votre malheur et entraîner votre ruine ! Les cajoleries, les promesses, les garanties factices même, tout est mis en usage pour vous séduire ! On vous suggère que les locations sont [3.2]trop chères, que vos frais seront moindres en vous éloignant des occasions de réunions, souvent nuisibles à vos intérêts ; qu’en vous expatriant, vous doublerez vos bénéfices ; l’on va même jusqu’à vous parler d’élèves pour remplacer ces ouvriers habiles, qui ne sauraient suivre votre pernicieux exemple.

L’ouvrage ne vous manquera pas, dit celui-ci ; nous aurons une prédilection toute spéciale pour ceux qui acquiesceront à nos vœux, répond celui-là ; et ces hommes pour lesquels la rapacité n’est qu’un jeu et l’égoïsme une vertu, mettent tout en usage pour vous abuser.

Songez qu’on couvre de fleurs l’abîme qui doit vous engloutir ! Isolés, bientôt toutes ces promesses seront vaines ; du moment qu’on ne redoutera plus, et ce concours d’idées, et cette intelligence fraternelle et cette mutualité d’intérêts qui vous lient, on vous fera ressentir d’une manière peut-être inhumaine, la grandeur de votre faute. Semblables à ces oiseaux que l’appât du chasseur attire, ils sont à peine posés qu’il tire son réseau, et ils se trouvent pour toujours privés de la seule jouissance de la vie, la liberté.

Dans cette extrémité qui embrassera votre défense ? vous n’aurez que l’appui de votre volonté, et la misère la rendra impuissante.

Vous voudrez rompre toute relation avec celui que vous regardez comme l’artisan de vos peines, le pourrez-vous ? Souvent cet éloignement même qu’on vous a fait envisager comme votre bonheur, sera la seule cause pour laquelle vous ne pourrez monter tels ou tels articles qui auraient fait votre avantage. Alors dans l’amertume de votre ame, vous repasserez ces jours, où au milieu de vos frères, au sein de la cité-mère, souvent sans occupation, par l’entremise d’un ami, d’un voisin, vous vous livriez au sommeil ; avec l’espoir d’en avoir le lendemain. Vous réfléchirez lorsque vos faibles ressources seront épuisées, avant que la fin tant désirée d’une pièce soit venue, au temps où étant en ville, où tout abonde, où tout est pour ainsi dire sous la main, souvent avec une bien modique somme, vous n’étiez pas obligés de languir de privation en privation.

Pour nous qui sommes restés fermes, persévérons dans notre entreprise et tendons une main amicale à ceux qu’un moment d’erreur a pu égarer. N’en doutons point, une fausse honte, des discours mensongers les retiennent encore ; mais bientôt désabusés, ils viendront rejoindre l’immense famille des travailleurs. Un même but, un même intérêt nous lient. Profitons du passé, garantissons-nous du présent, songeons à l’avenir.

 

 

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