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26 octobre 1834 - Numéro 6
 
 

 



 
 
    

RUINE DES FABRICANS DE CHALES

Le Courrier de Lyon nie la misère de la classe ouvrière, et l?a vu, dit-il, en goguette, contente du présent, insoucieuse de l?avenir. Des citoyens honnêtes ont pu croire les assertions menteuses du journal aristocrate, et ils ont taxé d?exagération les tableaux que les journaux patriotes ont, à notre exemple, présenté de l?état de détresse des travailleurs lyonnais. Il est si commode de s?endormir dans une douce quiétude, si facile de nier les maux qu?on ne peut ou ne veut secourir. Nous venons cependant troubler cette tranquillité des hommes dupés par les récits intéressés du Courrier de Lyon, essayer de faire rougir ceux pour qui cette tromperie est un calcul.

Nous avons établi, dans le dernier N°, l?inventaire du produit de la journée d?un métier 6/4 au quart, le plus avantageux de tous, et nous avons trouvé cinquante-cinq centimes pour bénéfice au chef d?atelier. C?est une terrible éloquence que celle des chiffres. Mais, dira-t-on, le chef d?atelier de Châles possède au moins 4 métiers, et il en occupe un. Nous répondrons que s?il occupe quatre métiers, il lui est impossible de travailler sur l?un d?eux. Il faut un homme pour toutes les commissions que nécessite la manutention de quatre métiers. Si cela n?est pas, que ceux qui connaissent la fabrique veuillent bien le contredire. Ainsi quatre métiers à 55 centimes par jour, font 2 francs 20 centimes, lesquels multipliés par 250 jours de travail, font, pour l?année, 550 francs. Déduisons sur cette somme 400 francs au moins de loyer, reste 150 francs pour le chauffage, l?éclairage, la nourriture, l?entretien du chef d?atelier et de sa famille. Cela est-il possible ?

Maintenant il y a plus ; les trois quarts des métiers sont à bas ; maîtres et compagnons sont sans ouvrage ; ceux qui ont quelque chose mangent chaque jour leur modeste pécule ; ceux qui n?ont rien vivent à crédit. Combien cet état de choses pourra-t-il durer ? Voilà la vérité présentée dans toute sa nudité ! Que fait en cette occurrence le gouvernement, centre commun, où aboutissent tous les intérêts ; le gouvernement qui n?est institué que pour les protéger ; si au moins les forts qu?on construit de toutes parts étaient destinés à être démolis ? sauf à les reconstruire, ensuite cela pourrait donner de quoi vivre aux ouvriers ; [2.1]mais des forts construits à demeure fixe, ne leur donneront pas du pain. Et c?est du pain qu?il faut.

Que l?autorité fasse une enquête sur la fabrique des châles ; et si dans un esprit quelconque nous avons surchargé notre palette de couleurs noires et mensongères, qu?on nous punisse, nous l?aurons mérité ; mais si nous disons vrai, si vigie attentive nous ne faisons que jeter un cri d?alarme, qu?on nous écoute et qu?on s?occupe du danger que nous signalons. Il faut vivre, est la loi de l?homme civilisé comme celle du sauvage.

Nous ne pousserons pas plus loin ce tableau du malheur de nos frères. Nous sommes loin de nous complaire dans ces tristes récits, nous ne reposons pas avec plaisir notre imagination sur de sinistres prévisions. Mais nous insistons afin qu?on cesse de nier le mal, le nier ce n?est pas le guérir. Sans doute tous les ouvriers n?ont pas encore déposé leurs vêtemens au Mont-de-Piété, et le Courrier de Lyon a pu les voir assez bien habillés. Mais faudra-t-il attendre pour croire à leur misère qu?ils en portent l?irrécusable livrée ! Allons plus loin. Qu?importe en admettant vraies les suppositions du Courrier de Lyon ; qu?importe que quelques-uns parmi le grand nombre aient été vus se gaudissant dans des fêtes plus ou moins opportunes ; est-il logique de conclure de la partie au tout. A-t-on bien scruté la conduite de ces individus ? sait-on s?ils n?étaient pas assez aveuglés pour chercher dans des dissipations funestes l?oubli de leurs maux. Certes, nous répondons de la moralité de la classe ouvrière, prise en général, nous ne saurions répondre de celle de chacun. N?a-t-on jamais vu des négocians faire banqueroute à leurs créanciers le lendemain d?un bal, d?une fête brillante ; n?en a-t-on jamais vu s?étourdir au sein des plaisirs, et hâter leur ruine par ce dangereux palliatif. Qu?on cesse donc de se prévaloir de la conduite de quelques ouvriers, quel qu?en soit le motif ce n?est pas là la règle générale. C?est au sein des ateliers, c?est au foyer domestique, c?est dans un calcul exact des salaires tel que celui que nous avons mis sous les yeux des lecteurs, et qu?on ne nous démentira pas, qu?il faut voir la misère de la classe ouvrière. Que les hommes du pouvoir quittent un instant leurs somptueux salons ; qu?ils aillent incognito visiter la demeure de l?artisan ; et nous en sommes sûrs, un cri d?effroi échappera de leur poitrine.

Nous n?aurions jamais cru à tant de misère. Hommes du pouvoir, c?est là votre tâche, et vous l?oubliez.

 

 

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