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9 novembre 1834 - Numéro 8
 
 

 



 
 
    

CONSTITUTION ACTUELLE DE L’INDUSTRIE.

[1.1]Il y a une trentaine d’années, un honnête homme né à Lyon, après avoir refusé sa sanction à l’élévation de Bonaparte, se retira des affaires politiques, et fit un livre sur l’industrie. Il croyait, comme le titre l’indique, embrasser toute la généralité de l’économie politique, contrairement à l’illustre école française des économistes, qui désignait par ce mot l’organisation complète de la société. C’était déjà s’annoncer disciple de l’école anglaise : tout le livre était fidèle à cette enseigne. C’était un plaidoyer en faveur du système de la libre concurrence. L’auteur remania plusieurs fois et compléta son travail, sans rien changer à la donnée initiale qui y présidait. Il fut nommé, en 1831, professeur d’économie industrielle au collége de France. Nous parlons de M. J.-B. Say1.

Aujourd’hui, toute la France, et particulièrement la patrie de M. Say, la ville de Lyon, attaque le système de libre concurrence, et fait retour aux idées françaises d’organisation et de direction. C’est pour nous un devoir d’aider à cette tendance, autant qu’il nous est loisible, dans notre humble sphère d’activité. Nous allons donc jeter un coup-d’œil sur notre industrie, telle que l’Angleterre nous l’a faite : car si nos industriels sont redevenus français, notre industrie est restée anglaise ; et avec des idées meilleures, nous recueillons le triste fruit des idées mauvaises.

L’industrie se compose de trois termes : du producteur, du commerçant, du consommateur.

L’ouvrier, en général, est un homme sans capitaux : il n’a de richesses que ses deux bras ; il lui faut travailler chaque jour, car chaque jour il lui faut manger. Il ne peut attendre, lui. Lorsque le commerçant abusant de sa position, n’offre à l’ouvrier que la moitié du gain que celui-ci lui rapporte, l’ouvrier est obligé d’accepter : il est obligé d’accepter le cinquième : il est obligé [1.2]d’accepter moins. Il y a une industrie à Paris, où l’ouvrier qui apporte au maître un bénéfice de sept francs cinquante centimes, ne reçoit qu’un salaire de trente sous. On dit, et on a raison de le dire, que l’ouvrier a la faculté de refuser les conditions du maître. Sans doute l’ouvrier a cette faculté-là. Car, il a la faculté de mourir de faim, et on fait oubli, ce semble, de ne pas compter ce droit parmi ses bonheurs.

Il est évident qu’il n’y a pas égalité entre un ouvrier qui n’a pas son pain du lendemain, et un négociant qui peut vivre plusieurs années, ou au moins plusieurs mois, sans travailler. Il est évident que l’ouvrier n’est pas libre, dans le sens raisonnable du mot : il est évident que le commerçant est maître : les faits sont ici d’accord avec le langage.

En général, et par la force même des choses, le commerçant, qui n’a pas de foi religieuse, exploite l’ouvrier. Mais nous l’avouons, la position de l’exploitant, pour être préférable à celle de l’exploité, est encore soumise à bien des chances mauvaises qu’enfante la concurrence illimitée.

D’abord, comme l’ouvrier, le commerçant hésite un moment d’embrasser une carrière. En effet, l’industrie étant travaillée par l’anarchie la plus complète, il n’a pas sous la main les renseignemens qui lui seraient nécessaires pour décider sa volonté et amener un choix rationnel. Il ne sait pas quelle spécialité demande de nouveaux travailleurs, quelle autre au contraire a du trop plein ; et il risque de se fouler dans la cohue, au lieu d’aller grossir le trop petit nombre. Puis il fait toujours des commandes à tout hasard : car d’un moment à l’autre les circonstances extérieures, si mobiles, au milieu desquelles nous vivons, peuvent venir tarir la consommation ; l’encombrement des produits peut amener une baisse considérable sur la place, forcer de vendre au-dessous du prix de la main-d’œuvre, faire séjourner un long temps les marchandises dans les magasins [2.1]ou dans les entrepôts. L’industrie, pour le commerçant, est une loterie où le hasard seul amène les bons numéros, quand la friponnerie ne se met pas de la partie.

Le commerçant est un intermédiaire ruineux pour le producteur et le consommateur. Il les exploite tous les deux. M. Fourier a donné une définition très-piquante et très-vraie du commerce : suivant lui, c’est l’art d’acheter trois francs ce qui en vaut six, et de vendre six francs ce qui en vaut trois. Dans toute la critique que nous faisons des commerçans, nous entendons parler du plus grand nombre : nous savons qu’il y a de bien honorables exceptions, d’autant plus vertueuses qu’il y a moins de vertu autour d’elles.

Une jeune femme de mœurs sévères et d’une grande bonté de cœur, nous a avoué qu’elle essayait toujours de faire passer les mauvaises pièces de monnaie qu’elle avait reçues sans y prendre garde.

Ces jours derniers, une ouvrière apportait à un fabricant vingt-une aunes d’étoffes soie : le fabricant n’en avait commandé que vingt. Pour la punir d’une erreur où elle perdait, il refusa de payer cinq aunes. Assigné devant le conseil des prud’hommes, il se hâta de se mettre en règle, appela la femme, la paya et ne la fit plus travailler.

Eug. Dufaitelle.

Notes (CONSTITUTION ACTUELLE DE L’INDUSTRIE. [1.1] Il...)
1 Allusion au Traité d’économie politique, publié par Jean-Baptiste Say et dont la première édition datait de 1803.

 

 

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