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9 novembre 1834 - Numéro 8
 
 

 



 
 
    

LA CONCURRENCE ET LES MACHINES.

[1.1]Voilà disent quelques-uns, les deux grandes plaies de l’industrie. La première oblige le détaillant à vendre au rabais ; pour cela il faut qu’il achète à vil prix, et par conséquent que le salaire du travailleur subisse une réduction progressive.

La seconde remplace par des machines les bras de l’ouvrier qui a besoin de travailler pour exister ; elle le plonge dans la misère en lui retirant les moyens d’utiliser son industrie.

Ainsi donc, plus il y a de concurrence, plus les produits du travail s’avilissent, plus le travailleur voit décroître le prix de sa journée ; plus il y a de machines, moins les bras de l’homme peuvent trouver de l’occupation, plus les ouvriers sont malheureux.

Voilà le mauvais côté de la concurrence et des machines ; et nous ne faisons pas de doute qu’on ne dût faire tous les sacrifices pour arrêter l’une et supprimer les autres, en admettant que ce fut chose possible et juste, si les inconvéniens dont on se plaint n’étaient compensés par de grands avantages, et même si la somme des avantages ne l’emportait évidemment sur celle des inconvéniens.

Disons d’abord un mot sur la Concurrence. Elle est utile au consommateur, puisqu’elle lui procure à bon marché ce qu’il achèterait cher sans elle. C’est un avantage qu’il faut prendre en considération, et en considération d’autant plus grande que le nombre des consommateurs est évidemment beaucoup plus considérable que celui des producteurs, ou pour mieux dire, puisque tous les producteurs sont en même temps consommateurs, soit de leurs propres produits, soit d’autres produits et que toutes les industries doivent être envisagées simultanément, c’est-à-dire, d’un point de vue élevé et général.

Si la concurrence produit nécessairement la baisse des prix, elle augmente aussi nécessairement la consommation : car, au bout du compte, chacun, achète en proportion de ses moyens ; il se prive lorsque les objets manufacturés sont à un prix élevé ; il se passe au contraire ses fantaisies, lorsqu’ils sont à bon compte, et la consommation s’accroît ou s’arrête, suivant que les prix baissent ou s’élèvent.

D’un autre côté la concurrence ne pourrait guère être entravée qu’au moyen de mesures vexatoires ; il faudrait faire, pour chaque industrie qui aurait à s’en plaindre, et dans chaque localité, ce que nous faisons sur les frontières. Il faudrait ici établir des droits protecteurs, là, promettre et payer des primes. Qui en profiterait ? Les intrigans. Les monopoles et les priviléges ne profitent qu’au petit nombre. Et d’ailleurs, où trouver assez de barrières, assez d’employés pour empêcher l’importation des marchandises et produits manufacturés qu’on fabriquerait et qu’on introduirait en contrebande ou en violation des mesures restrictives ? Voyez ce que sont les douanes, voyez qui elles protègent, et dites si le travailleur, leur doit autre chose [1.2]que de payer, hors de prix, la plupart des objets de première nécessité.

Il y a dans la valeur des produits manufacturés trois choses à considérer : 1° Le prix de la matière première ; 2° Les frais d’exploitation ou d’établissement ; 3° Les frais de fabrication ou de main-d’œuvre.

La concurrence amenant la baisse des prix, le manufacturier se croit obligé pour y résister, de réduire le salaire des ouvriers. C’est là qu’est le mal. Il arriverait au même résultat en faisant des économies sur les achats de la matière première, et surtout sur les frais d’exploitation. Qu’est-ce qui empêche le manufacturier de faire sur l’achat des matières premières les économies qu’il réussit presque toujours à obtenir sur la main-d’œuvre ? C’est que ceux qui les lui vendent, traitent avec lui d’égal à égal, à la Bourse ou au café. L’ouvrier ne peut traiter avec lui que chapeau bas. Et pour ne nous occuper que de la fabrique d’étoffes de soie ; dans quel lieu le marchand donne-t-il rendez-vous au chef d’atelier ? dans un lieu qui n’indique nullement la liberté, aussi le peuple si expressif dans les sobriquets qu’il donne aux hommes et aux choses, l’appelle la Cage. Là, dans la discussion du salaire, toute respectueuse de la part de l’une des parties, un tiers incommode intervient toujours en faveur du négociant, ce tiers est le besoin de vivre.

En ce qui touche les frais d’exploitation, il n’est pas de petit marchand qui ne veuille avoir à lui un beau magasin, des commis nombreux, un logement convenable ; et n’employa-t-il que cinquante ouvriers, il veut qu’avant de les solder, il trouve sur le produit de la vente, de quoi payer la matière première, le loyer de ses appartemens, l’intérêt du capital qu’il a exposé soit à lui soit à ses commanditaires, et enfin une somme pour l’usure de tout le matériel de son établissement ; or, ces frais s’élèvent comparativement à des sommes plus fortes que le salaire des ouvriers.

Il est donc bien certain que si le manufacturier disposait autrement de ses ressources, il arriverait au même résultat en payant plus cher la main-d’œuvre ; mais en s’arrangeant de manière à ce que ses frais d’établissement et d’exploitation fussent moins considérables.

Quant aux machines, elles sont l’objet de préventions nombreuses ; nous savons qu’introduites dans une industrie quelconque elles ont toujours pour effet brutal et immédiat de mettre à la réforme les bras dont elles prennent la place ; mais cet inconvénient, qu’on ne saurait assez déplorer pour les malheureux qu’il peut réduire au désespoir ou plonger dans la misère, et que la société tout entière selon le but de son institution, doit adoucir à l’égard des victimes, cet inconvénient est toujours compensé par des avantages immenses. Nous ne répéterons pas à ce sujet les argumens connus tirés de l’invention de l’imprimerie et de la machine à laquelle Jacquard a donné son nom, argumens qui pour être devenus des lieux communs, n’en sont pas moins restés des vérités. Il nous suffira de dire qu’il [2.1]est sans exemple qu’une machine ait été introduite dans une industrie quelconque sans augmenter la consommation, par conséquent sans rendre utile à côté d’elle un plus grand nombre de bras que ceux qu’elle avait remplacés et sans faire sortir immédiatement l’industrie qui l’employait de l’état d’inertie dans lequel elle languissait.

 

 

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