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16 novembre 1834 - Numéro 9
 
 

 



 
 
    

A NOS LECTEURS.

[1.1]Depuis près d?un mois nous avions l?intention d?entretenir nos lecteurs d?une décision du conseil des prud?hommes, rendu à la requête de l?agent comptable de la caisse de prêt, contre la dame Calamier, qui ayant emprunté une somme de 40 f., s?est trouvée forcée, par de facheuses circonstances, de vendre son atelier. (Elle est maintenant réduite à travailler en qualité d?ouvrière.)

Notre intention n?est pas de blâmer une décision qui nous paraît conforme aux usages du conseil, mais seulement de faire observer que la somme de 10 f., que la dame Calamier est tenue de payer chaque mois, nous paraît hors de proportion avec les économies qu?elle peut faire sur le produit de son travail.

Si cette considération n?a pas échappé aux membres du conseil, ils ont sans doute la certitude, que les prix de fabrication de nos étoffes obtiendront sous peu, une amélioration, car il y aurait inconséquence à rendre des jugemens dont l?exécution serait impossible.

Si nous faisons remarquer à nos lecteurs ce qu?a de sévère et d?exorbitant cette décision du conseil, combien ne doivent-ils pas s?affliger avec nous de la facilité qu?ont les négocians de se déclarer en état de faillite, et de notre impuissance à nous faire payer les façons qu?ils nous emportent ; car il est constant que nous ne pourrions pas, dans cet état de choses, nous en faire payer seulement le quart chaque mois. Sans doute on dira c?est l?usage, on ne peut faire autrement. Il ne faut pas mettre le failli dans la position de ne jamais se relever.

Les tribunaux de notre France, dira-t-on encore, sont bien plus sévères que dans beaucoup d?autres pays. Par exemple en Amérique, la banqueroute a toutes les facilités possibles pour tromper impunément la confiance. Cela est vrai, et je crois que personne n?en doute ; mais cela n?empêche pas que nous, hommes de la [1.2]classe ouvrière, devons désirer que le chef d?atelier, dans des cas malheureusement semblables, soit traité avec moins de dureté.

Si nous nous plaignons de l?extrême disproportion que l?on met entre un chef d?atelier ruiné et un négociant en état de faillite, ce n?est pas parce que cette désastreuse faculté nous est refusée, lors même que les vicissitudes de notre profession nous ont réduits au dénument le plus complet ; ce n?est pas parce que la main-d??uvre n?est point privilégiée, et, que, comme toute autre créance, elle supporte des pertes ; mais bien parce que l?on ne fait pas une assez large part à la position malheureuse dans laquelle se trouve un chef d?atelier, détruit par des pertes éprouvées et des malheurs impossibles à prévoir, d?avec le négociant dont la faillite n?est presque toujours que le résultat de l?inconduite ou de spéculations et entreprises hasardeuses. Nous pensons qu?il est bien naturel de croire que la certitude qu?a le négociant failli, qu?on usera d?indulgence envers lui, qu?il pourra se rétablir dans ses affaires, aux dépens de ses créanciers, ne fait que donner des facilités au négociant malhonnête homme à user de cette voie et en même temps rendre la classe ouvrière plus malheureuse, en ce que pour rétablir sa confiance dans le crédit et l?opinion publique, au lieu de diminuer ses dépenses accoutumées, il en fera fastueusement de nouvelles et ne voulant rien prendre sur ses bénéfices possibles, ce sera sur ses ouvriers, soit en leur diminuant les façons, soit par des moyens illicites dont les détails répugnent à une plume honnête.

En parlant de la facilité qu?ont les négocians de se rétablir après faillite, nous allons vous citer un de ses événemens remarquables, d?autant qu?ils sont inattendus.

Il y a quelque temps, un fabricant de cette ville, dont je tairai le nom, jouissait d?une considération distinguée, de l?estime et de la confiance publique, n?ayant [2.1]aucun de ces goûts fastueux qui fatiguent l??il du pauvre, parce qu?ils prennent leur source dans la corruption ; il était simple, affable envers ses ouvriers, on le reconnaissait posséder toutes les vertus qui font l?honnête homme.

On lui supposait des fonds, à lui appartenant, pour faire marcher un commerce qui était assez considérable. Eh bien ! cet homme ne possédait pas un centime à lui ; sa maison, depuis plus de dix années, man?uvrait entièrement avec des fonds étrangers.

La confiance dont il jouissait, avait décidé 20 ou 30 chefs d?atelier et autres personnes à placer, chez lui, le fruit de leurs épargnes.

L?état de cette maison aurait duré encore long-temps, et peut-être des nouvelles épargnes, arrachées à la sueur et à la privation, seraient venues l?alimenter encore, si une maison de banque, qui avait fait de grandes spéculations et de vastes entreprises, n?avait tout à coup fait voir à nu les affaires de ce négociant, en lui demandant la plus grande partie des fonds qu?elle lui avait depuis long-temps prêtés ; et le négociant, ne pouvant satisfaire, se déclara en état de faillite.

Cette nouvelle porta le coup du désespoir parmi ces chefs d?atelier, qui se voyaient enlever en un instant le fruit de tant d?années de fatigue, de travail, de privation, et la ressource de leurs vieux jours.

A quelque temps de là, on fit offrir aux créanciers, comme c?est d?usage, la somme de tant p. % ; enfin, pour faciliter l?accommodement, on dit aux chefs d?atelier que le fils ou les fils étant avantageusement placés, la première chose qu?ils feraient, ce serait d?acquitter des dettes si sacrées.

Hélas ! qu?en est-il résulté, ces hommes qu?avait abusé leur trop de confiance, après avoir été trompé par le père, attendent, sur le lit de douleur à l?hôpital ou à l?hospice des vieillards, qu?il plaise un jour à des fils de venir acquitter les dettes de leur père. Ils sont encore heureux ; leurs yeux ne sont pas fatigués de leur présence ni du faste qui les accompagne. Et quelle différence, lecteur, entre le peuple ouvrier et ceux qui se regardent comme ses maîtres. Son opinion à lui, c?est qu?il ne se croit réellement rétabli dans la confiance que quand, de ses dettes, il a acquitté jusqu?à la dernière ; et si des malheurs continus paralysent ses bonnes volontés, loin de les insulter par un luxe odieux, il fuit la présence de ceux qu?il a involontairement trompé. Comme nous avons pris à tâche de réclamer la réalisation de tout ce qui peut avoir trait à l?amélioration des travailleurs, nous émettons le v?u que le conseil emploie tous les moyens qu?il a en son pouvoir, afin de corriger les abus qui existent dans notre fabrique. Nous demandions aussi, aux mêmes prud?hommes, que lorsqu?un chef d?atelier, par des malheurs évidens, n?aurait pu rembourser à la caisse des prêts, ce qu?il y aurait emprunté, ne fut condamné qu?à restituer chaque mois, le huitième de la somme ; ce qui le mettrait dans une position plus favorable que madame Calamier, qui a été condamné à en payer le quart.

 

 

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