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16 novembre 1834 - Numéro 9
 
 

 



 
 
    

MONTAGE DES MÉTIERS.

[1.1]La question du montage des métiers est l’une des plus importantes de la fabrique. Résolue en faveur du négociant, elle amènera toujours dans un temps plus ou moins long la ruine du chef d’atelier ; résolue en faveur de ce dernier elle ne porte au premier qu’un dommage minime et qui doit nécessairement entrer dans ses combinaisons mercantiles. Il y a donc justice de la résoudre dans le sens que nous demandons. En effet, entre deux parties dont (nous le disons hautement), l’une ne doit pas être plus opprimée que l’autre, il faut apprécier la moralité du débat. Pour rendre notre pensée plus claire, nous emprunterons au barreau une formule consacrée. Le chef d’atelier plaide de damno vitando (pour éviter un dommage). Le négociant de lucro petendo (pour obtenir un gain) et la morale, d’accord avec la législation, regarde comme préférable l’action qui a pour but d’éviter une perte à celle dont l’objet est d’augmenter le bénéfice. Nous nous réservons de présenter à ce sujet quelques vues qui paraîtront étranges, quoi qu’elles soient, et peut-être parce qu’elles sont justes ; mais pour ne pas sortir du cercle de la question telle qu’elle existe en ce moment, nous ajournons ces considérations nouvelles et nous prendrons pour base dans cet article, le droit d’indemnité pour montage et la quotité de ce droit, tels qu’ils existent en ce moment. Déjà l’un de nos collaborateurs actuels, a examiné cette question dans les numéros 15 et 16 de l’Echo de la Fabrique (février 1832)i. « Le plus monstrueux des abus, dit-il, celui qui a réduit un grand nombre de chefs d’atelier à la misère, c’est sans doute le montage de métiers propagé à tel point, qu’il ne se passe pas une seule séance du conseil des prud’hommes, qu’il ne s’y présente plusieurs réclamations de ce genre ; abus scandaleux qui s’est introduit par la diversité des articles de goût, par la concurrence que les négocians se font entr’eux, et surtout par leur avidité à se saisir du genre de leurs échantillons. » […] Il établissait ensuite le compte des frais et trouvait une perte de 55 fr. sur un montage ordinaire de 20 fr., le chef d’atelier n’ayant fait que pour 50 fr. de façons ; il proposait d’inscrire sur le livret du chef d’atelier qui lui est inutile, sans cela, la convention faite entre lui et le négociant, dans laquelle seraient spécifiés, la durée de l’article, le prix de la façon, le montant de l’aunage à fabriquer et dans le cas où le métier ne tisserait pas pour le montant consenti d’allouer 10 p. 100, 20, ou 30 p. 100 selon la différence des sommes manquant au montant convenu.

 [1.2]Loin de nous l’intention de rappeler des souvenirs douloureux, de raviver des haines déplorables, moins encore de faire au profit de qui que ce soit, un droit de la force, mais nous devons le dire parce que c’est la vérité. Les événemens de novembre procurèrent une amélioration notable à la fabrique de Lyon, les droits de cette classe de travailleurs furent sinon acceptés, du moins reconnus. A cette époque, une représentation plus réelle fut accordée aux ouvriers en soie. Les nouveaux membres du conseil des prud’hommes arrivèrent avec de bonnes intentions, il n’en faut pas douter, mais il n’osèrent pas… C’est là nous le pensons le seul grief, et il est assez grand, que leurs camarades aient à leur reprocher. On se souvient de l’insistance que nous avons mis à réclamer une jurisprudence fixe, insistance qui a soulevé tant de haine contre nous ; c’est qu’en effet les ennemis de la classe ouvrière savaient combien cette question était importante ; ils savaient que sous l’impression de la victoire et de la magnanimité des ouvriers, cette jurisprudence aurait été nécessairement une Charte d’affranchissement ; aussi ils firent tout pour en retarder la discussion, et plus tard il ne fut plus temps. ; On opposa aux prud’hommes ouvriers que l’article 5 du code civil, était contraire à leur prétention de juger par voie réglementaire…, ils pouvaient répondre que 1e code civil n’avait pas prévu novembre plus que la royauté constitutionnelle n’avait prévu juillet, et que des circonstances extra-légales demandaient toujours des remèdes de même nature. A moins que de faire le procès à leurs collègues, ils ne pouvaient pas dire contre toute vérité, que c’était sans raison que les ouvriers avaient en octobre demandé un tarif, et en novembre inscrit sur leur drapeau : Vivre en travaillant, ou mourir en combattant. Dès-lors ils étaient moralement fondés à demander satisfaction pour ces intérêts insurgés. Cette satisfaction devait résulter de l’établissement sur une base plus rationnelle, des rapports entre les négs et les ouvriers. Le ministère aurait sanctionné ce que les prud’hommes auraient demandé s’ils avaient eu un corps de doctrine à proposer, et s’ils avaient su vouloir. Les prud’hommes ne comprirent pas d’abord et ensuite ne voulurent pas comprendre leur position, ses exigences et leur devoir, comme mandataires des ouvriers. Ils ont par cette conduite perdu toute influence sur leurs commettans. L’un d’eux a eu la bonne foi de l’avouer à M. Riboud, lorsque ce magistrat convoqua le conseil au mois de février dernier, pour aviser aux moyens de rétablir la paix dans la fabrique. Un autre résultat de cette conduite a été l’extension du mutuellisme. Les chefs d’atelier ayant besoin d’un appui et ne le trouvant pas dans leurs chefs, naturels, (les prud’hommes) le cherchèrent dans l’association. Cette question d’une jurisprudence fixe était si mal appréciée, qu’un prud’homme fabricant nous dit un jour avec l’air patelin qui ne le quitté jamais : Contentons-nous de bien juger les causes qui nous sont soumises. Nous lui répondîmes : qui vous assure que vos successeurs jugeront de même ? aurez-vous [2.1]toujours la majorité ? n’arrivera-t-il jamais d’autres événemens qui enlèveront à la classe ouvrière l’avantage de sa victoire. Elle est bien triste une victoire teinte du sang fraternel, du moins faudrait-il en profiter. Ce que nous avons prévu est arrivé. Aujourd’hui faute d’un code industriel, d’un réglement de fabrique, toutes les questions sont mises de nouveau sur le tapis ; et il n’y a pas long-temps un prud’homme négociant que nous citerons au besoin, disait à M. Perret, en le traitant moins en collègue qu’en subordonné, à propos d’une affaire renvoyée par devant eux en conciliation : Il faudra bien que tout cela change. Il faisait allusion aux avantages que la classe ouvrière a obtenu dans la décision de divers points de fabrique. Cette menace serait-elle à la veille de se réaliser ?

En ce moment, le droit du chef d’atelier à une indemnité lorsqu’il n’est pas couvert de ses frais de montage par des façons suffisantes, est traduit de nouveau à la barre des prud’hommes. L’appel d’un grand nombre de causes en fait foi ; elles s’éteignent, il est vrai, le plus souvent dans le huis clos des conciliations, mais elles témoignent néanmoins de la répugnance des négocians à reconnaître ce droit ; nous sommes donc fondés à croire qu’un réglement authentique aurait vaincu pour toujours cette résistance usurière.

Le conseil n’a pas encore décidé que le montage des métiers devait rester sans indemnité à la charge des chefs d’atelier, mais il l’a annulé bien souvent en n’accordant qu’un défrayement illusoire, et dans l’affaire Pichon contre Tholozan Chavent (V. n° 4.), il a jugé que cette indemnité n’était due qu’autant que le chef d’atelier rapportait une disposition écrite. Nous devons nous élever contre une telle jurisprudence.

Posons d’abord quelques principes rigoureusement vrais. Le droit est absolu ; il n’est pas subordonné à la condition d’être écrit, l’écriture n’est que le témoignage muet d’une convention, elle ne la forme pas substantiellement ; une convention verbale n’en est donc pas moins une convention ; et dans aucun cas, une convention n’est nécessaire pour assurer l’exécution du droit ; il est certains cas où une convention peut déroger au droitii, mais le droit prime la convention. Ainsi le droit d’indemnité pour le montage des métiers existe indépendamment de toute convention.

Ces principes mis hors de tout conteste, on devra convenir avec nous que Pichon n’avait pas besoin de rapporter une disposition, c’est-à-dire la preuve par écrit d’une convention, conforme à son droit, puisqu’il est vrai de dire que cette convention était inutile pour jouir d’un droit à lui, acquis par le fait même du montage, avait-il ou n’avait-il pas monté le métier ? Voilà la seule question que le conseil devait poser et résoudre.

Maintenant qu’on ne croie pas que ce soit là un jugement sans importance, ni que la position de Pichon fut exceptionnelle. Nous allons prouver que ce jugement peut porter une perturbation grave dans la fabrique. Nous avons consulté à ce sujet des hommes dont les connaissances techniques ne permettent aucun doute,

Un grand nombre de métiers se montent, sans que le chef d’atelier ait besoin d’une disposition quelconque et ces montages n’en sont pas moins très dispendieux. Aucun négociant ne donne de disposition que pour les étoffes qui ont des chemins à retours ou des filets et dont l’empoutage ou tissage ne sont pas suivis, et encore pour des mouchoirs à cause des bordures et autres dispositions du fond. Lorsque ces diverses circonstances ne se rencontrent pas, le négociant se contente de dire au fabricant de mettre huit [2.2]ou dix chemins, de faire faire le remisse avec tant de portées. Le fabricant demande si le métier ira long-temps ; on lui promet 150 ou 200 aunes, et il s’en rapporte. Il monte le métier, la morte saison, ou l’agiotage arrivent, le métier est à bas, et l’on viendra dire au fabricant pour allouer une juste indemnité, dont le principe est reconnu (nous insistons là-dessus), montrez-nous une disposition : à lui qui confiant dans son droit, a agi avec bonne foi ; cela nous paraît absurde et tyrannique. Demande-t-on au maçon, au plâtrier, au charpentier, une convention écrite pour payer leur travail ? Non, ils montrent leur ouvrage et tout est dit. Pourquoi n’en serait-il pas de même du fabricant. Il a travaillé, il a monté son métier, la conséquence est nécessaire ; a-t-il suffisamment travaillé pour être indemnisé de ses frais de mise en œuvre ? car c’est là une conséquence encore nécessaire du principe : Vivre en travaillant, que nous sommes bien malgré nous obligés de rappeler si souvent, quelque effroi que puisse causer la suite de la devise ; c’est aux prud’hommes experts à l’examiner.

Nous devons espérer que le conseil éclairé par la discussion, reviendra sur une jurisprudence dont l’application serait la ruine des chefs d’atelier.

Le droit reconnu, il ne s’agit plus que de fixer la quotité de l’indemnité. Nous avons dit que nous discuterions ailleurs et sous un autre point de vue cette quotité : en attendant nous ne demanderons pas davantage que ce qui existe ; une indemnité de 10 p. 100, en calculant le nombre d’aunes qu’un métier doit faire pour que le fabricant soit remboursé de ses frais de montage.

Qu’on le sache bien, cette indemnité ne représentera jamais intégralement non pas le bénéfice qu’aurait pu faire le chef d’atelier, par un travail plus continu, mais la perte qu’il éprouve ; et cependant si comme nous l’aurions désiré et comme nous ne cesserons de le réclamer, on appliquait à la fabrique les principes du droit civil qui régissent la société française, ce serait aussi du manque de bénéfice que le chef d’atelier devrait être indemnisé. Ce sujet nous mènerait trop loin, il mérite d’ailleurs d’être traité d’une manière directe et approfondie. Nous y reviendrons, car nous ne nous lasserons jamais de réclamer pour les travailleurs des droits égaux à ceux des marchands qui les exploitent. Contentons-nous de dire qu’il y a de la dureté et de l’inconséquence à les frustrer sous de vains prétextes, d’une créance aussi juste que celle qui fait le sujet de cet article.

 

 

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