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23 novembre 1834 - Numéro 10
 
 

 



 
 
    
du sort des ouvriers

DANS LES MANUFACTURES.

(Réflexions préliminaires. – Un mot à M. Dufaitelle.)

M. Sismondi a publié dernièrement dans la Revue mensuelle d’économie politique1, un article empreint de la plus grande philanthropie, sur le sort des ouvriers dans les manufactures. Cet article vient d’être réimprimé en forme de brochure et un exemplaire a été adressé, de la part de l’auteur, par M. Anselme Petetin, actuellement à Genève, à un chef d’atelier, qui a bien voulu nous le communiquer. Nous voulons, par quelques citations applicables à toutes les classes d’ouvriers, faire connaître à nos lecteurs cet opuscule remarquable ; mais nous devons dire auparavant quelques mots sur la doctrine de M. Sismondi ; nous ne la partageons pas, et l’on verra tout-à-l’heure pourquoi.

Deux écoles aujourd’hui divisent les hommes qui s’occupent d’économie politique, science qui, on peut le dire sans exagération, embrasse la société entière, du sommet aux fondemens. M. Sismondi est le chef de la première ; notre compatriote feu J. B. Say, était celui de la seconde. Laissez faire, laissez passer est la devise de cette dernière. Corporation, monopole, privilége, voici au demeurant abstraction faite de toute phrase sonore, la pensée intime de l’autre, plus ou moins clairement formulée. L’on peut encore soutenir, sans cesser d’être vrai, que dans la réclamation des intérêts moraux et des intérêts matériels, les disciples de Say accordent la préférence aux premiers ; ceux de Sismondi aux seconds ; selon ceux-ci, l’humanité serait suffisamment heureuse par la satisfaction des intérêts matériels ; mais Say et ses élèves veulent que la dignité de l’homme, c’est-à-dire, la satisfaction des intérêts moraux soit mise en première ligne. L’homme ne vit pas seulement de pain, répètent-ils avec Jésus.

Chacun chez soi, chacun son droit, est encore une des maximes fondamentales de la secte économiste, représentée par M. Sismondi. Fraternité universelle est au contraire la maxime des adhérens de J. B. Say.

On voit, par cette comparaison que nous aurions pu étendre davantage ce qui distingue les deux écoles et pourquoi tout en rendant justice à la philanthropie de M. Sismondi, que nous ne mettons pas en doute, nous avons adopté celle dont le symbole est plus favorable à la liberté, [2.1]au progrès rationnel des peuples. Nous n’avons fait que suivre en cela de nombreux et honorables exemples. A Paris, les écrivains du National, de la Tribune, du Réformateur, de la plupart des Revues, etc. A Lyon ceux du Précurseur et un négociant auquel nous devons rendre hommage pour ses connaissances spéciales, M. Arlès-Dufour, membre de la chambre de Commercei, professent tous les mêmes principes que nous. Nous ne répéterons pas les argumens employés des deux côtés, et nos lecteurs se souviennent de la polémique qui a eu lieu sur cette matière entre MM. Petetin et Bouvery, ils peuvent la consulter dans les n° 46, 47, 48, 50, 52, 54 et 56 de l’Écho de la Fabrique (année 1832) ; nous n’y reviendrons pas, car la question est approfondie et jugée ; il suffira de dire qu’on ne peut concevoir aucun progrès en dehors de la doctrine de J. B. Say.

Puisque l’occasion se présente, il nous sera cependant permis de répondre à une objection principale, celle qui est de nature à faire le plus d’impression sur l’esprit de la classe ouvrière. On nous permettra cette digression en considération de l’importance du sujet ; il n’est jamais inopportun de combattre l’erreur et de proclamer la vérité.

La liberté du commerce disent les ouvriers imbus de préjugés, engendre la concurrence et la concurrence nous ruine. Voici notre réponse :

La concurrence par elle-même est un bien, car elle est le véhicule du progrès ; si elle engendre la ruine pour quelques-uns, elle engendre les améliorations qui servent à tous ; mais voyons si ce n’est pas plutôt la faute de la société qu’un vice inhérent à la concurrence, qui rend cette dernière funeste aux travailleurs par le malheur de quelques-uns d’entr’eux. Nous soutenons que c’est la société qui est coupable des maux produits par la concurrence et pourquoi ? C’est que contre le but réel de son institution, la société ne protège pas suffisamment les travailleurs, elle les livre par la misère et le défaut d’instruction, pieds et poings liés à toutes les exigences usuraires et tyranniques ; elle ne sait pas venir à leur secours, lorsque leur industrie se trouve déplacée ou languissante : la classe prolétaire est encore aujourd’hui gent taillable et corvéable à merci. Qu’importe que le nom de ses maîtres ait changé ! Y a-t-il moins d’aristocratie dans l’antichambre d’un banquier que dans la salle d’armes d’un baron féodal, et l’ouvrier parlant au manufacturier peut-il se courber moins bas que l’ancien vassal devant le seigneur suzerain.

La Convention avait compris ses devoirs, elle n’a pu atteindre le but qu’elle s’était proposée, forcée qu’elle était par les circonstances, de le dépasser. Les législateurs qui l’ont suivi, ont comme ses devanciers, commis une erreur qui, volontaire ou involontaire n’en est pas moins préjudiciable car cette erreur a infecté nos codes. Ils se sont tous crus appelés à protéger le riche contre le pauvre, comme si ce dernier était nécessairement l’ennemi du premier ; comme si la société était divisée en deux camps, en deux hordes étrangères, vivant accidentellement ensemble. Il n’est que trop vrai que dans la société actuelle le riche est l’exception ; mais dans la société telle qu’elle doit être c’est le pauvre qui serait cette exception, et c’est à ce résultat que la législation aurait dû tendre. Jusqu’à ce qu’il eut été obtenu c’est à notre avis, le pauvre que la loi devait protéger contre le riche, de la même manière qu’elle protège le faible contre le fort. En d’autres termes, la société doit suivre dans sa jurisprudence civile le même principe qu’elle suit dans sa jurisprudence criminelle. Le fort qui opprime le faible est puni, pourquoi le riche qui opprime le pauvre ne le serait-il pas ?

Les erremens de la Convention furent bientôt abandonnés, et voyez comme la pente est glissante. L’ère républicaine est à peine à sa douzième année ; l’homme qui doit tourner contre la république les armes qu’elle lui a confiées pour sa défense, est à peine assis sur la chaise curule qu’il abaissera plus tard au niveau d’un trône et le tribun [2.2]Carion-Nisas2 s’exprime ainsi (séance du 19 pluviôse an 12) : « Le riche est cet arbre chargé de fruits qu’il faut remparer d’une triple haie. » Dans la pensée de Carion-Nisas, le pauvre est un malfaiteur, on ne saurait trop prendre de précautions contre lui ; le tribun nommé pour le défendre, met lui-même son client en état de suspicion légale. En même temps Portalis dit avec emphase au corps législatif : « La terre est commune, comme l’est un théâtre public, qui attend que chacun vienne prendre sa place particulière. » Il ne parle pas de ceux qui seront obligés de rester à la porte faute de trouver place dedans et parce que quelques-uns des premiers entrés, ont eu soin de prendre double et triple place. Cette sollicitude en faveur du riche est louable ; elle le serait peut-être encore plus si ceux qui en sont l’organe n’étaient déjà ou sur le point de devenir riches. Mais en vérité ne peut-on pas répondre. Il est bien difficile de se garantir du vol, quand on a trois fois plus qu’il ne faut pour vivre ; bien mal aisé de ne jamais concevoir la pensée du meurtre, quand on n’est entouré que d’esclaves ou d’adulateurs. Mais un mot en faveur du pauvre, Oh ! Vous ne retrouverez nulle part l’article de la constitution de 1793, qui impose à la société tout entière le devoir de prendre fait et cause pour le plus obscur de ses membres opprimé d’une manière quelconque ; et la maxime barbare, anti-sociale, qu’il est nécessaire qu’il y ait des pauvres, va passer en force de chose jugée. Le bourgeois de nos jours ne peut pas plus comprendre une société sans prolétaires que le patricien romain ne pouvait comprendre une société sans esclaves. Aussi les patriciens romains firent mettre à mort les disciples du démocrate de Galilée, et les bourgeois de notre Europe crient anathème à tous ceux qui élèvent la voix pour demander l’émancipation des prolétaires…

Au risque de soulever de nouveau les haines que nous sommes habitués à braver, (nous en avons donné la preuve), nous le redirons : Ce ne sont pas seulement et exclusivement les attentats du pauvre contre le riche que la loi doit réprimer, mais ceux aussi du riche contre le pauvre ; à tous une répression au moins égale ; mais si on n’ose pas encore proclamer ces principes, du moins pitié pour le pauvre… Pitié avons-nous dit ; une voix plus forte que la nôtre, la conscience publique l’a dit avant et mieux que nous, car cette pitié est à la veille d’entrer dans nos mœurs, voyez plutôt et jugez !

Le 25 juillet 1829, le tribunal de police correctionnelle de Cambrai condamna à quinze jours de prison une femme accusée d’avoir volé un pain… à sa sœur ! et l’on s’émerveilla de cette indulgence.

Il y a quelques jours la cour d’assises de Valence avait à juger un soldat invalide convaincu d’avoir volé avec effraction quelques hardes dans une maison habitée. Pierre Kany, c’est le nom du soldat, volontaire au service de don Pedro, décoré sur le champ de bataille, couvert d’honorables blessures mais devenu par elles impropre au service, avait été réformé presque sans secours… Les soldats sont les prolétaires de l’armée ; il cherchait à rejoindre son village, lorsque la faim, cette impitoyable conseillère lui suggéra de voler pour vivre. Il fut arrêté en flagrant délit ; un mensonge inutile n’est pas venu souiller ses lèvres. Qu’a répondu le jury de la Drôme aux questions du président ? « Non l’accusé n’est pas coupable… » Nous sommes tentés de demander qui donc est coupable ?… d’où vient cette anomalie ? Suffit-il de prétendre que cet acquittement n’aurait pas eu lieu devant un tribunal de police correctionnelle, parce que les juges sont plus stricts observateurs de la loi écrite. Alors quelle amère décision ! bien en a pris à Kany que quelques circonstances aggravantes se soient rencontrées dans le vol qu’il a commis pour lui donner une chance d’absolution en le soustrayant au judaïsme des magistrats. Vous dites donc : moins coupable Kany aurait été condamné. Oh ! nous aimons mieux croire à un progrès moral qui envahit la société à son insu, et c’est avec conviction [3.1]que nous nous écrions : le temps a marché… Voilà pourquoi le jury, expression vraie de la société, lorsque aucune intrigue ne vient le fausser dans ses élémens, n’a pas voulu rendre un verdict de culpabilité qui n’était pas dans sa conscience, contre un homme qui avait eu faim. Il a fermé le livre de la loi.

Revenons à notre sujet ; car cette digression nous en a écarté ; incessamment les travailleurs abjureront le système rétrograde de M. Sismondi, et chercheront où il est le remède à leurs maux. Ils cesseront de maudire la concurrence et les machines. Déjà l’un deux, M. Bérangerii3, a, dans une lettre adressée aux ouvriers de St-Quentin et reproduite par le Précurseur dans son N° du 7 de ce mois, proclamé les vrais principes de l’économie sociale.

Nous sommes fâchés, au milieu de ce concours de tous les citoyens éclairés, qu’une voix discordante se soit élevée à Lyon même Nous en sommes d’autant plus fâchés et surpris que c’est celle d’un jeune homme que son talent et ses idées avancées en politique ont placé au rang de nos bons écrivains. M. Eugène Dufaitelle a répudié les principes auxquels ses autres opinions connues le rattachent dans un article inséré sous le titre de Constitution actuelle de l’industrie dans un nouveau journal de cette ville. Nous devons espérer qu’un examen plus approfondi le ramènera dans nos rangs, car l’auteur des doctrines républicaines absoutes parle jury lyonnaisiii, n’est pas fait pour se traîner à la remorque d’opinions peu généreuses. Il a foi, lui, à la marche triomphale et pacifique du drapeau tricolore, emblème de liberté et d’égalité. Cette marche ne peut avoir lieu que par la réunion de tous les peuples dans une même famille, et en s’opérant, cette réunion fera tomber nécessairement toutes les barrières, toutes les prohibitions, tous les monopoles. Une immense concurrence en sera le résultat naturel. M. Dufaitelle a confessé Christ et Robespierre devant un jury étonné d’entendre des paroles si neuves et si belles, proférées avec tant de franchise ; il doit donc cesser d’être le partisan d’une doctrine dont le dernier mot est privilége, il doit être avec nous, au lieu de plier son génie aux inspirations aveugles d’hommes égarés ; plus encore, il doit user de son influence sur eux pour les ramener aux saines doctrines du progrès.

Ces réflexions nous ont mené bien loin de ce que nous nous étions proposé ! Nous avions voulu faire une note et insensiblement nous avons fait un article. Nous sommes donc forcés de renvoyer au prochain numéro, les citations de la brochure de M. Sismondi, que nous avons promises, à nos lecteurs.

Notes (du sort des ouvriers DANS LES MANUFACTURES. (...)
1 Le texte de Sismondi fut publié dans la livraison de Juillet-août 1834 de la Revue mensuelle d’économie politique.
2 Probablement ici Henri de Carrion Nisas (1767-1841).
3 Probablement ici Charles Béranger (1798-1860) qui avait publié au début de l’année 1831 l’importante Pétition d’un prolétaire à la Chambre des députés.

 

 

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